Musica Bohemica : tout sur la musique tchèque en français et à portée de clic

Alain Chotil-Fani

Il paraît que tout Tchèque naît avec un violon sous l’oreiller. C’est en tout cas ce que dit la sagesse populaire. A voir la richesse de la programmation musicale et lyrique des salles de concert pragoises, à entendre le public qui n’est pas seulement composé de touristes mais aussi de Tchèques (qui n’hésitent pas à se mettre sur leur trente-et-un lors d’une sortie concert), la musique continue d’occuper une place à part dans la vie des Tchèques. Les noms des plus grands compositeurs tchèques sont aujourd’hui connus dans le monde entier : Dvořák, Janáček ou Smetana. D’autres, peut-être moins connus, sont peu à peu redécouverts. En France, un projet visant à faire découvrir la musique des pays tchèques, à pallier au déficit de connaissances et à balayer certaines idées reçues a vu le jour il y a deux décennies. Rencontre avec un des créateurs du site Musica Bohemica dans cette émission spéciale à l’occasion de la saint Venceslas.

Alain Chotil-Fani | Photo: Anna Kubišta,  Radio Prague Int.

Alain Chotil-Fani, vous êtes un des animateurs du blog musical Musica Bohemica, avec deux autres collègues musicologues, consacré aux grands noms et aux grandes œuvres de la musique classique tchèque. Comment est né ce projet ?

« Tout d’abord, c’est la rencontre de gens passionnés. Vous avez parlé de trois musicologues. En réalité il y a un seul vrai musicologue digne de ce nom, mon ami Eric Baude, qui est également musicien puisqu’il est hautboïste de formation. C'est lui qui, à l’origine, a fondé une médiathèque de musique tchèque dans la ville de Tours. De mon côté, je ne connaissais pas Eric, mais depuis le début des années 1980, j’étais passionné en tant qu’amateur et mélomane, mais non-musicien, par Antonín Dvořák. Par hasard, mon travail m’a emmené un jour dans la ville de Tours où j’ai rencontré Eric. Nous avons décidé de mettre notre passion en commun et nous avons créé un premier site consacré aux musiques des pays tchèques. Ce devait être à la fin des années 1990. Quelques temps après nous a rejoint Joseph Colomb qui, comme moi, est mélomane mais pas musicien, et qui s’est pris de passion pour Leoš Janáček. Il est venu nous voir, il était enthousiasmé par notre site. Nous étions très contents évidemment, car c’est un travail exclusivement bénévole… »

C’est uniquement l’amour de la musique tchèque…

Photo: Site officiel de Musica Bohemica
« L’amour de la musique tchèque. L’amour du partage. Et la volonté de remédier à certaines choses que l’on trouve d’ordinaire écrites dans la littérature française ou que l’on peut entendre dans certains médias, et qui nous mettent mal à l’aise. »

Avant cet entretien, vous m’avez en effet confié qu’il existait ainsi de nombreuses erreurs autour de Dvořák et que votre site était une manière de remettre les choses à plat et de rétablir certaines vérités.

« Oui, nous pensons qu’il y a un grave malentendu concernant les compositeurs tchèques. Par rapport à Dvořák que vous évoquez, j’ai consacré plusieurs articles à ces inexactitudes. Par exemple, quelque chose qui revient tout le temps dans la littérature française ou même italienne et anglaise, c’est le côté ‘musique du peuple, musicien inspiré par la musique du peuple, l’ayant magnifiée à travers des œuvres savantes’… Ce n’est pas entièrement faux, mais ce n’est pas que cela. Nous voulons que Dvořák soit considéré comme un musicien au même titre que Beethoven, Schubert, Brahms ou Mahler. Il n’y a pas d’un côté les musiciens standards et d’un autre côté les musiciens folklorisants. Cet état d’esprit, un peu empreint de condescendance vis-à-vis de la musique de ‘petits pays’, nous cherchons à le combattre. Cette manière de voir engendre une série de malentendus. Dvorak a tendance à être considéré comme un peu à part, à être un peu méprisé et pris à la légère. Ce que je dis pour Dvořák, c’est aussi un peu vrai pour Smetana, pour Janáček. Nous, nous voulons inscrire ces compositeurs dans une histoire universelle. Milan Kundera, grand mélomane et amoureux de Janáček, a écrit que Prague est au cœur même de l’Europe. En France, on dit que ce sont les pays de l’Est… Alors que oui, c’est le cœur même de l’Europe : c’est dans cet état d’esprit que nous voulons replacer ces compositeurs dans une histoire occidentale, européenne, et accessoirement folklorique. »

Votre site propose de nombreux articles très fouillés. Vous avez un nombre incalculable d’articles. Ils se comptent en centaines depuis la création du site…

« Oui, je pense. Il y a sans doute plusieurs centaines d’articles. Quand je relis ce que j’ai écrit il y a très longtemps, je ne suis plus toujours très satisfaits, donc il y a une forme de distance à avoir par rapport à certains. Mais il n’empêche qu’en effet, le site est très riche, à notre connaissance sans équivalent en langue française. Nous invitons tous les mélomanes à le consulter. »

Comment travaillez-vous ? Hors micro, vous me disiez que vous n’êtes pas tchécophone…

« Il existe beaucoup de matériel en anglais, en allemand. Ces compositeurs ont en effet une histoire avec d’autres pays aussi. On a donc là toute une mine d’informations à exploiter. Par ailleurs, mon ami Eric Baude est tchécophone. Il est venu autrefois étudier la musique en Bohême, et vécu à Prague. Il m’a donc beaucoup aidé pour comprendre certaines choses. Je travaille aussi avec un musicologique américain installé à côté de Prague, tchécophone, immense spécialiste de Dvořák, le docteur Beveridge. Il me fait l’amitié de me transmettre certains matériels que je m’efforce de restituer en français. »

Dans cette mine d’informations que vous partagez, vous n’évoquez pas uniquement le compositeur dont vous parlez, mais également de personnalités qui ont gravité autour Dvořák, comme par exemple le pianiste, critique d'art, écrivain et professeur américain, James Gibbons Huneker ou le compositeur américain Harry Rowe Shelley. Vous essayez d’envisager le compositeur dans la société dans laquelle il a évolué à l’époque…

Antonín Dvořák,  photo: Ian Willoughby,  Bohemian National Hall
« Absolument. Vous avez raison de citer ces personnes qu’aujourd’hui le grand public ne connaît pas, mais qui, de leur vivant, étaient très connus parmi les mélomanes mais pas seulement. Shelley était un compositeur reconnu comme un des plus grands Américains. Aujourd’hui, plus personne ne joue sa musique, mais de son vivant, c’était le cas. Huneker était un critique, esthète, journaliste, écrivain, un intellectuel américain. Ces gens-là ont écrit sur Dvořák qu’ils ont connu ce qui, pour nous, est très utile car ce sont des témoignages de première main. Ce sont des gens qui ont connu personnellement Dvořák, soit en tant que professeur, soit en tant que collègue, ou en tant qu’ami. Ils nous décrivent la manière d’être de Dvořák, parfois en la caricaturant, comme le fait Huneker, c’est pourquoi il faut garder une certaine distance par rapport à ce qu’ils nous racontent. Mais cela nous permet de mieux cerner la personnalité, et peut-être la musique, de Dvořák. »

Je vais vous poser la question que je ne vous ai pas encore posée : pourquoi cette passion pour Dvořák ? D’où vient-elle ?

« On ne peut pas mettre quelque chose de rationnel derrière tous les comportements. Je dirais simplement que vers 15 ans, j’ai entendu la Symphonie du nouveau monde. Suite à cette audition qui m’a subjugué, j’ai voulu tout savoir sur celui qui avait créé cette musique, alors que ni moi ni ma famille ne sommes musiciens. Tout ce que je trouvais en français était incomplet et décevant. Ce qui m’a fasciné, c’était cet écart entre une musique que je trouvais incomparable et le manque d’informations sur l’homme qui avait pu écrire une telle musique. Avec le temps, j’ai essayé de combler ce fossé en écoutant tout Dvořák et en lisant tout ce que je pouvais aussi sur lui. »

Nous parlons de Dvořák. Nous pourrions aussi évidemment évoquer Smetana, Janáček pour la période plus récente de la musique tchèque, c’est-à-dire le XIXe et le début du XXe siècle. Mais Musica Bohemica n’oublie pas des compositeurs tchèques plus anciens, vous l’avez dit vous-même. Citons par exemple Jan Dismas Zelenka ou Antonin Reicha (connu en Tchéquie comme Antonín Rejcha). Vous avez choisi d’envisager la musique tchèque aussi dans son ensemble au cours de l’histoire…

Antonín Rejcha,  photo: CC BY-SA 3.0
« Ce sont en effet des musiciens très importants. Eric Baude est notamment spécialiste de cette période. Ils sont importants car il s’agit d’immenses compositeurs, entièrement européens, qui pour certains sont allés s’installer en Italie, en France… »

Comme Reicha d’ailleurs qui est enterré au Père-Lachaise…

« Exactement. Il est ‘devenu’ un compositeur français. Certains sont allés en Allemagne. C’est déjà l’Europe musicale venue des pays de Bohême, mais s’inscrivant dans l’histoire occidentale. On est avant le romantisme, le printemps des peuples etc. Une époque avec des revendications sans doute légitime mais qui a eu l’effet pervers d’enfermer les compositeurs dans leur nation et de leur dénier une dimension universelle. Nous n’avons pas cet a priori avec les compositeurs baroques et classique. C’est pourquoi nous avons voulu leur rendre hommage : pas autant qu’on le voudrait toutefois car nous n’avons pas les ressources nécessaires… »

Puisqu’on parle de la manière dont ces compositeurs ont pu être connus, méconnus ou pas reconnus à leur juste valeur, y a-t-il eu des propagateurs de la musique tchèque en France, par le passé ?

« C’est une longue et douloureuse histoire. Oui, il y en a eu, mais c’était quelques œuvres jouées de ci, de là, sans qu’il y ait une continuité dans cet effort. Ou alors c’étaient des œuvres jouées dans le cadre d’une manifestation nationale, donc qui étaient jouées soit par un chef d’orchestre venu de Bohême et qui voulait défendre sa musique, soit par des étrangers joués à Paris, mais pas par la société musicale française qui ne s’est jamais vraiment emparé de cette musique-là. Cela a fini par être fait au XXe siècle, avec Janáček. Les orchestres français, Pierre Boulez, ont joué Janáček. Mais par rapport à Dvořák ou Smetana, on n’a pas d’histoire suivie comme peuvent l’avoir les Anglais par exemple. L’Orchestre de Londres a gravé coup sur coup deux intégrales des symphonies de Dvořák dans les années 1960-1970. En France, il n’y a aucun équivalent. On n’a pas le même rapport à cette musique que d’autres pays européens. La France est un peu à part. Il y a aussi l’histoire qui peut expliquer cela : à la fin du XIXe siècle, la musique française survive en elle-même, se détache des influences allemandes car il y avait l’ennemi prussien, allemand qui était là. Donc tout ce qui était perçu comme influence étrangère pouvait paraître suspect. »

Et il ne faut d’ailleurs pas oublier que pendant longtemps, les opéras de Janáček ont été chantés exclusivement dans leur version allemande, en France. Ce n’est qu’assez récemment qu’on commence à y redécouvrir le livret en tchèque. Il y a quelques exemples ces dernières années, notamment à Dijon, où Janáček a été joué en tchèque. C’est d’un côté le problème de la langue tchèque mais aussi quelque chose qui n’a pas aidé à la propagation des œuvres…

Leoš Janáček
« En effet, le problème de la langue se pose. Mais ce n’est pas une question qu’on se pose avec les opéras de Tchaïkovski. La Dame de pique est chantée en russe et ce n’est pas bien plus compréhensible au Français moyen que le tchèque. Et pourtant, c’est dans le répertoire courant. C’est un critère qui a pu jouer, mais je ne crois pas que ce soit le seul. »

Dans le cadre de votre site, vous vous intéressez aussi à des spécificités de la musique tchèque comme l’Ecole de cor tchèque. En quoi les pays tchèques ont-ils un lien particulier avec le cor ?

« C’est une longue histoire. Il existe toute une tradition d’instruments à vent en pays de Bohême qui est réelle, qui existe. Ce n’est pas un hasard si Reicha, dont on parlait avant, a survécu grâce à ses quintets pour instruments à vent, qui ont bénéficié de l’apport des musiciens parisiens. Donc c’est de la musique tchèque écrite par un Tchèque en ayant en tête l’histoire locale des instruments à vent, qui a su être exploitée par une autre musicale d’interprétation, celle des Français. Il y a donc quelque chose de particulier que l’on retrouve bien dans la musique savante puisque Dvorak a écrit une sérénade pour instruments à vent, même s’il y a quelques cordes. Dans la musique de Smetana, il y a un rôle important donné à la petite harmonie. En tout cas, j’invite à lire l’intégralité de l’article pour en savoir plus. »

František Bakule
Vous évoquez également une histoire sans doute peu connue ou oubliée, qui montre bien aussi les liens entre la France et les pays tchèques, en dépit des aléas de l’histoire. C’est celle du pédagogue tchèque František Bakule qui œuvra dans le cadre du mouvement de l’Ecole Nouvelle. Vous rappelez ainsi que František Bakule a compris très vite que la musique pouvait présenter des avantages réels pour révéler à ses élèves le goût de l’apprentissage. C’était une autre manière d’envisager l’éducation et l’instruction. Il a également créé une chorale, la Chorale Bakule. Il est lié par des hasards de la vie à la France et à la création des éditions de livres pour enfants Le Père Castor…

« L’article est de Joseph Colomb. Il faut absolument le lire, il est fouillé et précis. Vous avez dit l’essentiel. C’est une histoire tchèque qui a des accointances particulières avec la France, avec une fameuse tournée de l’entre–deux-guerres de cette Chorale Bakule dans les régions françaises, et qui porte vraiment la marque de cet amour particulier pour le chant choral. Elle a été reçue en France avec des fortunes diverses… C’était parfois une approche qui pouvait heurter les habitudes et surprendre. Sans parler de la barrière de la langue. C’est une histoire absolument fascinante ! »

Un dicton dit : « Tel Tchèque, tel musicien », c’est-à-dire qu’en chaque Tchèque sommeille un musicien. Est-ce que vous êtes d’accord avec ce dicton ?

Photo illustrative: niekverlaan / Pixabay,  CC0
« Je ne connaissais pas ce dicton. C’est un très beau dicton. Je dirais qu’il en dit beaucoup sur la façon dont les Tchèques se voient eux-mêmes. Je ne prétendrais pas qu’il soit vrai, mais je pense qu’il a été très vrai à une époque plus qu’aujourd’hui. Autrefois, la musique portait une force interne, pas seulement nationale, elle portait une raison d’être qu’on retrouve avec la fondation du Théâtre national et sa devise, ‘Národ sobě’ (La nation à elle-même). Je vois très mal l’équivalent dans d’autres pays que la Bohême, de telles manifestations d’un peuple pour la musique en général. Je ne connaissais donc pas ce dicton, mais il est pour moi très révélateur d’une certaine façon de voir les choses. »

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