Antonín Dvořák, le compositeur qui a « changé le destin de la musique américaine »
Il y a 119 ans, le 1er mai 1904, disparaissait le compositeur tchèque Antonín Dvořák, dont un grand tournant dans sa vie et dans sa musique est un séjour de trois ans aux Etats-Unis. C’est justement à cette période américaine et à l’empreinte que ce séjour a laissée sur la musique américaine que s’est intéressé, dans un livre, Alain Chotil-Fani, créateur du blog musical Musica Bohemica consacré à la musique tchèque.
« La genèse remonte au milieu des années 1990, donc ce n’est pas tout récent. J’ai rencontré à l’époque Eric Baude qui était un autre passionné de musique tchèque. Moi-même je suis fasciné par Antonín Dvořák depuis mon adolescence. J’ai réuni un certain nombre d’expertise sur ce compositeur. Eric Baude jouait à l’époque avec l’ensemble Philidor, un ensemble de musique de chambre avec des instruments à vent. Ils jouaient des compositeurs tchèques du temps de Mozart notamment. Et donc on avait exactement le même répertoire de prédilection. Nous avons décidé de créer un site consacré à notre passion. »
Un site très complet en effet. Et aujourd’hui, vous venez de publier, il y a quelques mois chez L’Harmattan, Dvořák et le Nouveau Monde, Comment un Européen changea le destin de la musique américaine. Vous parliez de cette passion venue pendant l’adolescence. Qu’est-ce qui vous a conduit à Dvořák ?
« C’est le fait de découvrir une musique qui m’a parlé tout de suite et qui ne s’épuisait pas quand je l’écoutais. Je m’efforçais donc d’écouter tout ce qui passait à la radio. Même si ça passait à l’aube, je me levais et j’enregistrais sur des cassettes audio pour l’écouter plus tard. Je me suis construit une bibliothèque de plusieurs centaines de cassettes audio consacrées aux émissions musicales. Les disques étaient très chers, je ne suis pas d’une famille riche, et il y avait peu de concerts dans la petite ville de province où je vivais. C’est donc à travers la radio que j’ai construit mon expertise. Un autre phénomène qui m’a poussé à m’intéresser à Dvořák, c’est que je m’apercevais qu’en langue française, j’étais souvent déçu par les commentaires que je pouvais lire à son sujet. J’y retrouvais souvent les mêmes choses, parfois de manière un peu différente selon les traductions, et souvent des choses qui m’interpelaient. Avec le temps, en lisant de la littérature étrangère, traduite du tchèque par exemple, ce n’était pas les mêmes choses. Je voyais un décalage entre ce que j’écoutais et pouvais constater et lire. »
En effet, en 2019, vous nous aviez dit qu’il y avait beaucoup de malentendus autour de Dvořák et que le blog était un peu une façon de rétablir certaines choses, via vos recherches…
« Je ne jette pas la pierre aux commentateurs qui ont raconté des choses sur Dvořák, car j’ai fait pareil : j’ai repris aussi ce que d’autres ont écrit avant moi en toute confiance. Ce n’est donc pas du tout une mise en cause du travail qui a été fait. C’est plutôt une longue réflexion sur la façon dont Dvořák ou la musique tchèque était perçue en France et les malentendus qu’il y avait derrière. Au bout d’un certain moment, on tombe dans les stéréotypes, les clichés et dans la paraphrase. C’est pour sortir de cela qu’au fil du temps, je me suis efforcé de bâtir un discours différent. Pas différent pour différent mais parce qu’il est étayé par des sources que j’ai découvertes ou qui m’ont été communiquées par des chercheurs étrangers, notamment le docteur David Beveridge que j’ai l’occasion de remercier ici. »
Quel type de malentendus y a-t-il ou y avait-il sur Dvořák ou la musique tchèque dans certains textes musicologiques français ?
« Ce qui est fascinant c’est que j’ai étudié l’histoire du mot Vltava, en référence au morceau de Smetana, en France, par opposition à l’emploi du mot Moldau. J’ai écrit un article sur le site à ce propos. En étudiant l’évolution du nom de cette rivière tchèque dans la littérature musicale, on se rend compte qu’à partir des années 1920-1930, le discours français reprenait la propagande menée par Zdeněk Nejedlý notamment, idéologue forcené (futur ministre de l’Education et idéologue en chef du régime communiste après 1948, ndlr), fou de Smetana et Fibich et qui cherchait à ‘détruire’ Dvořák. C’était une véritable propagande de combat et qui a été importée en France. Tout ce qui a pu être écrit par la suite en France après relève de ce discours importé qui ne repose sur aucune base musicale. On y lit que Smetana est l’héritier à la fois de Mozart et de Beethoven, ce qui est en partie vrai, mais par opposition à tous ceux qui l’ont suivi qui sont immanquablement inférieurs… Ce qui est tout à fait faux. Ils ne sont pas forcément supérieurs, mais ils ont autre chose à dire et de manière différente. Il est stupide de vouloir opposer Dvořák et Smetana. Donc le discours sur Dvořák et les stéréotypes ont été forgés dès cette époque-là et reproduits jusqu’à l’aube des années 2000. »
Revenons à votre livre où vous vous concentrez sur ce séjour américain de Dvořák, très important dans sa carrière de compositeur. C’est un tournant majeur. Peut-on rappeler dans quelles conditions il se rend en Amérique ?
« Il est invité : une richissime mécène, Jeannette Thurber, cherchait un directeur pour son conservatoire privé de New York. Rapidement, elle porte son choix sur Dvořák. Aujourd’hui, avec le temps et vu de France, c’est un peu surprenant : dans les années 1890, ce n’est peut-être pas le compositeur qui vient le premier à l’esprit. On penserait plutôt à des gens comme Brahms, Tchaïkovski ou d’autres. Il faut savoir qu’en Amérique, avant l’invitation de madame Thurber, des sondages avaient lieu parmi les mélomanes et deux ans ou un an avant, Dvořák en était sorti comme le compositeur le plus aimé du public américain. C’est sûrement un phénomène qui a influencé le choix de cette dame. Pour Dvořák, c’était l’occasion de voir autre chose. Il a certes beaucoup hésité, car il avait un poste au Conservatoire de Prague, il venait d’être nommé professeur, il avait une famille, six enfants, une femme, des pigeons dans sa résidence à Vysoká. Cela n’a pas été facile pour lui de partir, mais il l’a fait. Mon opinion personnelle, même si je n’ai rien pour l’étayer, c’est qu’il y avait une fascination pour l’Amérique plus ou moins dite. Dès sa rencontre avec le jeune Josef Kovařík à Prague, deux ans avant, il le remarque parce qu’il lisait des journaux américains. C’était en réalité un jeune homme tchéco-américain. Ce n’est donc peut-être pas anodin et peut-être a-t-il cultivé l’idée de faire un jour un tour en Amérique. »
On associe, à bon ou mauvais escient, l’Amérique au mot « découverte ». Qu’est-ce que Dvořák découvre en Amérique et en quoi ce qu’il y découvre influence sa musique ? On parle évidemment beaucoup de la Symphonie du Nouveau monde, influencée par les musique noires américaines ou indiennes. Dans les sources que vous avez étudiées, a-t-on accès à ce que lui en dit ?
« Un peu. Il était très attentif à ce qui intéressait les gens sur place. Il ne s’est pas plongé dans une étude théorique des musiques nord-américaines. Il s’est intéressé à ce que les gens écoutaient et qui n’avait pas cours en Europe. C’est ainsi qu’il a pu se faire à une idée de ce qu’étaient les chansons de chansonniers comme Stephen Foster ou d’autres qui provenaient des chants des anciens esclaves, influencés par la lecture de la bible et qui sont devenus des gospels : c’est tout ce milieu-là qui l’a fasciné. Parce que d’une part c’est une musique magnifique très peu exploitée par les compositeurs savants. D’autre part, parce que c’était quelque chose de complètement différent de ce qu’il avait connu avant et de l’idée qu’il avait de la musique américaine. »
Peut-on établir un parallèle avec cet intérêt très typique du XIXe siècle, notamment en pays tchèques, pour la redécouverte d’un certain folklore, avec cette volonté d’aller chercher ce qui était typique en Amérique ?
« Oui et non. C’est une question piège. Dvořák s’intéressait assez peu au folklore, mais plutôt à ce que les gens écoutaient – qui pouvait être du folklore ou pas. Il savait recréer un langage qui parlait aux gens. Il savait recréer ce qu’on a appelé plus tard un ‘faux folklore’. C’est l’une de ses grandes qualités qu’on retrouve très peu chez d’autres compositeurs de l’époque. C’est donc en effet la même démarche, mais il faut se méfier du mot folklore, ce ne sont pas nécessairement des chansons authentiques ou populaires. »
On parle beaucoup de la Symphonie du Nouveau monde comme ayant été influencées par les musiques locales de l’Amérique du Nord. Y a-t-il d’autres œuvres où on retrouve cela, moins connues du grand public ?
« Il y a d’autres œuvres, peut-être plus américaines que la Symphonie du Nouveau monde. Je pense notamment aux deux œuvres de musique de chambre écrites dans l’Iowa à Spillville, le Quatuor No 12 qu’on appelle ‘américain’ et le Quintet No 3 également dit ‘américain’. Ce sont deux œuvres écrites durant l’été 1893 et qui, elles, sonnent beaucoup plus américaines à nos oreilles que la symphonie. Après il y a une suite de danse américaine, cinq mouvements, que Dvořák adorait mais qui n’a pas rencontré son public. A rebours, il y a le célèbre Concerto pour violoncelle, dernière œuvre écrite en Amérique et qui est très peu américaine malgré quelques allusions çà et là. »
Le sous-titre de votre ouvrage est : Comment un Européen changea le destin de la musique américaine. C’est sans point d’interrogation, mais moi je vais en mettre un. Peut-on répondre à cette question ?
« J’explique comment, même si je ne dis pas formellement qu’il l’a changée, il a apporté sa contribution à la naissance d’une musique américaine savante, différente de ce qu’il y avait auparavant en tout cas. La musique classique existait bien sûr avant lui sur le continent. Simplement, je constate très factuellement qu’après le séjour de Dvořák en Amérique apparaissent le ragtime, qui influencera beaucoup de compositeurs classiques comme Debussy ou Erik Satie. On voit aussi apparaître la comédie musicale avec de grands spectacles entièrement mis en scène par des Afro-américains. C’est le début de Broadway qui se dessine. On voit apparaître aussi des symphonies ou des compositions sérieuses américaines mais influencées par le folklore, irlandais, écossais, etc. Quand on regarde les dates, on voit que ces différentes propositions apparaissent deux, trois ans après le séjour américain de Dvořák. Moi, j’y vois plus qu’une coïncidence, même si c’est difficile à prouver. En mon for intérieur, je suis convaincu que sans ce séjour, cette évolution n’aurait pas été aussi flagrante. Il a joué un rôle de catalyseur. »
A partir de quelles sources et documents avez-vous travaillé ?
« Je dois beaucoup à ce chercheur dont je parlais tout à l’heure, David Beveridge. Il y a aussi mes recherches faites sur Internet car aujourd’hui, de nombreux fonds de bibliothèques sont accessibles en ligne. C’est un vrai bonheur. Il faut passer des jours pour trouver quelque chose, mais quand on trouve, on est le plus heureux des hommes ! Il y a des articles d’époque, la correspondance du compositeur, en tchèque, mais qu’Eric Baude m’aide à comprendre, mais également en langue anglaise.
Dernier type de sources : les écrits de ceux qui l’ont connu à l’époque, comme ce jeune homme, Josef Kovařík qui l’a accompagné pendant ces trois ans en Amérique et la correspondance d’un de ses élèves américains, Hopkins, qu’une de ses descendantes m’a aimablement envoyée. Ces lettres dormaient depuis plus d’un siècle dans un tiroir… Elle m’a tout scanné. C’est admirable parce que ce sont des lettres d’un élève américain de Dvořák qui est allé étudier avec lui en Bohême et qui rapporte à sa fiancée tout ce qu’il y faisait. C’est donc un témoignage inédit, de première main, que je trouve fascinant. »
Au bout de toutes ces années de recherches sur Dvořák, est-ce que votre regard a changé sur ce compositeur, avez-vous découvert des choses que vous ignoriez grâce à ce livre ?
« Je découvre l’homme tel qu’il est décrit par ses élèves américains. C’est un professeur de l’époque, très sévère, qui dit des choses qui aujourd’hui ne passeraient pas du tout : il les met à la porte parce qu’il estime qu’ils sont incapables, par exemple. Moi, ça me fait rire, parce que je replace cela dans le contexte de l’époque. Toscanini aussi traitait très mal ses musiciens, ce sont des hommes du XIXe siècle. Mais ici, cela casse l’image lisse qu’on a de Dvořák, du paysan éthéré, dans la nature, placide. Non, c’était quelqu’un de très anxieux et qui portait en lui un certain caractère funèbre qu’on retrouve dans sa musique. Cela aussi j’ai essayé de le souligner dans le livre. »