« Nasrine » : mariée à Abdul Rahman Ghassemlou, une Tchèque au cœur du drame kurde
Le journal télévisé d’Antenne 2 du 14 juillet 1989 était sans surprise consacré en très grande partie au bicentenaire de la révolution française. Mais l’assassinat la veille à Vienne du leader kurde Abdul Rahman Ghassemlou était un événement d’une ampleur assez importante pour être mentionné, même dans cette édition spéciale.
36 ans plus tôt, c’est dans sa ville natale de Prague qu’Helena Krulichová s’était mariée avec Abdul Rahman Ghassemlou, venu y faire ses études. Elle a épousé la cause kurde en même temps que son mari et a vécu par la suite dans la clandestinité avec lui et leurs deux filles en Iran et en Irak, avant de revenir à Prague puis finalement de se faire expulser et de s’installer en France, où elle réside encore aujourd’hui. C’est de Paris qu’elle a appris que le Docteur Ghassemlou, chef du Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI), figurait parmi les victimes des assassinats ciblés dans la capitale autrichienne, où il était venu pour des soi-disant négociations initiées par Téhéran. De Vienne, les principaux suspects ont pu regagner l’Iran.
Extraits de cet entretien avec Helena Krulichová, devenue Hélène Krulich en France où elle a écrit un livre intitulé Une Européenne au pays des Kurdes :
« Il y a exactement trente ans, en 1991, j’ai entamé une procédure contre l’Etat autrichien. Le dossier est au point mort car l’Autriche ne voulait pas faire en sorte que l’affaire soit résolue. Le crime a été très bien planifié dans le temps parce que les mollahs iraniens savaient que, une dizaine d’années après la révolution islamique et l’affaire des otages, de nombreux pays voulaient se réconcilier avec Téhéran. »
« L’enquête a été interrompue. Mon avocat a voulu mettre Vienne en accusation, ce que la justice autrichienne a refusé en me réclamant en plus 80 000 Schillings de frais de justice. J’étais en colère contre tous. J’ai refusé de payer en précisant que je ne payerais pas de frais à une justice qui prend le parti d’un Etat terroriste. »
« J’ai voyagé partout dans le monde pour expliquer aux représentants de pays démocratiques et à la presse qu’il était nécessaire de faire pression sur le gouvernement autrichien. Cela m’a pris beaucoup de temps et cela a été d’une certaine manière ma façon d’accepter le deuil.
Dans son premier film remarqué sur son histoire familiale, Nous trois ou rien, le cinéaste français d’origine iranienne Kheiron rend hommage à Abdul Rahman Ghassemlou, qui avait aidé ses parents à fuir le régime des mollahs.
A la veille de cet attentat à Vienne le 13 juillet 1989, Helena dit à son mari de ne pas s’y rendre pour y rencontrer des représentants iraniens…
« Ils ne veulent pas résoudre le problème kurde, ils veulent ta tête ! »
« La dernière fois que je l’ai vu, un jour avant son départ à Vienne, il m’a dit pour quelle raison il y allait. Moi qui ai été élevée dans un pays où la religion était strictement séparée de l’Etat, je savais que les représentants de la religion avaient une pensée tordue. La façon de penser d’une ancienne Tchèque et d’un leader était bien différente. Lui était convaincu qu’après la mort de Khomeini, les Iraniens voulaient régler le problème kurde. Je lui ai répondu : ‘Ils ne veulent pas résoudre le problème kurde, ils veulent ta tête !’. Comme toujours il a estimé que j’exagérais et que j’étais trop sensible. Il m’a fait bye bye, et c’était fini. »
Mariage à Prague et départ pour l’Iran en 1953 : « comme dans les Mille et une nuits »
« J’ai dû me convertir symboliquement à l’Islam pour l’épouser à l’ambassade d’Iran à Prague, mais je m’en fichais : lui était musulman non croyant et moi j’étais chrétienne non croyante. On s’est marié au mois de mai, deux mois après j’étais enceinte. J’ai accouché seule à Prague et l’ai rejoint à Téhéran, où il était déjà actif en politique. »
« La transition a été extraordinaire. A Prague, tout était un peu triste à l’époque. En arrivant à Téhéran, cela a été un émerveillement. Je me suis sentie comme dans Les mille et une nuits, avec des limousines et des ânes dans la rue ! Les rues étaient colorées, les gens étaient différents, j’étais avec celui que j’aimais dans une ville qui me plaisait. J’ai commencé à apprendre le persan mais après quelques mois il a fallu entrer en clandestinité… »
« Nous sommes partis de Téhéran vers la ville de sa famille, Urmiye, et là je suis entrée dans le mouvement, entrainée par ses cousins et cousines. J’étais contente, j’étais une militante, je faisais le guet quand ils inscrivaient des slogans sur les murs. Je faisais aussi diversion en me montrant dans les rassemblements. A un moment il a fallu aller l’avertir qu’il ne pouvait revenir en ville car la police du Shah était à ses trousses. »
« Nasrine »
« Au début je parlais avec ma fille Mina en tchèque, mais après il a fallu que je ne parle qu’en persan parce qu’on se méfiait des voisins. On déménageait fréquemment et on changeait d’identité. A travers les montagnes kurdes nous sommes passés en Irak, où nous avons retrouvé Jalal Talabani, qui deviendra beaucoup plus tard le président irakien. C’est lui qui m’a baptisée Nasrine, du nom d’une petite fleur blanche qui pousse dans la montagne. De tous mes noms d’emprunt, c’est celui là qui m’est resté et c’est sous ce nom là que les Kurdes me connaissent encore aujourd’hui même en Europe. Ce n’est pas désagréable, j’aime que les Kurdes ne m’oublient pas. »
Retour en Tchécoslovaquie pendant le Printemps de Prague
« C’était bizarre et drôle : nous n’étions pas préparés à la liberté. Dans les rues de Prague, on se cachait en voyant un uniforme avant d’en rire. L’autodéfense apprise pendant plusieurs années fait qu’il faut réapprendre à être libre. »
« Le 21 août 1968 nous étions à Prague et c’était affreux : on ne voyait rien dans la nuit mais on entendait les chars à 3h du matin, ce n’était pas drôle du tout. J’ai dit à mon mari que je voulais rejoindre les Pragois dans la rue mais il n’a pas voulu, il avait déjà des problèmes avec la nomenclature tchèque et soviétique. »
Expulsés de Tchécoslovaquie en 1976
« C’est une telle insulte quand un occupant vient vous expulser de votre propre pays ! »
« Mon mari a été expulsé début mars. Moi j’espérais rester pour que mes filles Mina et Hiwa finissent leurs études. La deuxième a passé son bac et en mai nous avons toutes été expulsées. En plus cela m’a été annoncé par un technicien soviétique. C’est tellement laid, c’est une telle insulte quand un occupant vient vous expulser de votre propre pays ! »
Installation en France
« J'ai fait la demande en 1978 et après un premier refus je suis devenue citoyenne française en 1992. En revenant à Prague après la révolution de Velours, j’ai appris que j’avais perdu la nationalité tchécoslovaque, ce que personne ne m’avait jamais dit ! Un accord entre Prague et Téhéran passé à l’occasion de la visite du Shah en 1950 en Tchécoslovaquie prévoyait qu’en cas de mariage mixte on acquérait la citoyenneté mais qu’on était dans le même temps déchu de sa nationalité tchécoslovaque. »
« Aujourd’hui j’ai encore de bons contacts avec la communauté kurde. Les Kurdes m’aident, notamment à faire mes courses car j’ai du mal à me déplacer. Je ne peux me rendre sur la tombe d’Abdul Rahman Ghassemlou mais je sais qu’à chaque anniversaire les Kurdes se réunissent là-bas au cimetière du Père-Lachaise. Ils lui sont encore reconnaissants, il a fait beaucoup pour eux. »