« On ne peut pas aimer le monde si l’on déteste la femme »

Kamel Daoud, photo: Claude Truong-Ngoc, CC BY-SA 3.0

Rencontre aujourd’hui avec Kamel Daoud, le grand invité du 26e Festival des écrivains qui se tient jusqu’au 18 octobre à Prague. L’écrivain et journaliste algérien nous livre sa vision de l’Islam, une vision « ouverte, réformée et libre ».

Kamel Daoud,  photo: Claude Truong-Ngoc,  CC BY-SA 3.0
Entouré de son lectorat tchèque et français, Kamel Daoud a évoqué à Prague, évidemment, son roman « Meursault, contre-enquête », ce livre où il redonne une identité à « l'Arabe » anonyme tué par le héros d’Albert Camus dans « L’Etranger ». Mis en cause en France en début d’année dans une polémique sur l’Islam et les femmes, critiqué pour ces positions également en Algérie, Kamel Daoud n’a pourtant pas hésité à aborder ces sujets, et bien d’autres encore. Né en 1970, Kamel Daoud est fils de gendarme, il a fréquenté l’école française et a été le premier de sa famille à savoir lire. Lorsqu’il était encore au lycée, le mouvement islamiste en pleine expansion l’a séduit comme beaucoup de jeunes gens de son âge. A un moment donné, il décide de tourner le dos à la politique et de devenir écrivain. Kamel Daoud se souvient :

« Il est très difficile d’explique ce qui m’a fait changer. Je peux dire, grosso modo, que le fait de lire et d’avoir l’accès aux livres. Lire beaucoup de livres vous guérit d’un seul livre sacré. C’est un aspect. Mais je pense aussi que j’étais plus sensible à l’aspect mystique de la religion qu’à l’aspect politique qui est venu après. Je pense aussi que l’offre religieuse était beaucoup plus convaincante que le nationalisme, le patriotisme, le parti unique, le socialisme… »

« Je suis né de la génération qui a connu la désillusion du socialisme et des décolonisations. L’islamisme était là et il nous offrait une réponse meilleure. J’y étais sensible parce que c’était un système vaste, qui parle du corps et de la mort, qui parle de la sexualité mais aussi de la philosophie, qui parle du politique mais aussi de l’hygiène corporelle… C’est donc un système assez vaste. C’est cela qui était fascinant pour moi. Mais ce que je détestais dans cette période-là, c’était l’engagement et le projet politique dans l’islamisme dur, cette tentative de fonder une légitimité politique par la domination et par la violence. Je n’ai pas aimé cela. Ce qui m’avait poussé à cela, c’était donc l’envie de trouver des réponses. »

Vous étiez confronté à de nombreuses critiques, non seulement en Algérie mais aussi en France, notamment lorsque vous avez publié un article dans Le Monde après les agressions perpétrées aux femmes à Cologne, en Allemagne, la nuit du Nouvel An. Vous dites que ce qui représente le problème des pays arabo-musulmanes, c’est leur rapport à la femme, au corps, au désir, à la sexualité, à Dieu… Pourriez-vous expliquer votre vision de l’Islam ?

Photo: Steve Evans,  CC BY-SA 2.0
« Je pense que ce que j’avais à dire, je l’ai déjà dit dans cet article. J’ai dit que nous avons un problème profond avec le désir du monde, avec l’envie d’aimer et d’être aimé, avec la femme. On ne peut pas aimer le monde si on déteste la femme. On ne peut pas jouir du monde si on veut voiler la femme. On ne peut pas être heureux dans le monde si à la fois on refuse le désir que nous inspire la femme. C’est quand même la moitié de notre population ne fait rien, c’est la moitié de notre population qui est condamnée, voilée, cachée, enterrée, enfermée dans les maisons. C’est la moitié de nos forces et c’est notre meilleure moitié parce qu'elle donne du sens au désir. Qu’est-ce qu’un monde où je ne peux pas désirer ? Qu’est-ce qu’un monde où le désir est une honte ou un crime ? Cela veut dire que je vais vivre toute la vie comme un châtiment. »

« Ma vision de l’Islam, c’est une vision ouverte, réformée, libre qui restitue la dignité à l’homme, qui restitue son importance à la vie. La vie nous n’a pas été donnée pour être détruite et ignorée dans une sorte d’excès d’ascétisme à la manière chrétienne du XVe ou du XVIe siècle. Non. La vie nous a été donnée comme objet et comme sujet de jouissance. Donc, il faut en jouir. Je n’aime pas l’Islam des islamistes. J’aime l’Islam qui donne sa dignité, sa valeur à la vie. J’aime que l’homme soit libre. Je pense que la religion est un choix et non pas une obligation. »

Avez-vous compris cette critique qui a été formulée en France par les intellectuels, par un certain milieu académique ?

« Je pense que c’était une manœuvre et une action maladroite, qu’ils n’ont pas mesuré la conséquence de leur acte. Je comprends que les gens puissent avoir d’autres positions, nous sommes libres. Mais je vois mal comment on peut faire des pétitions contre un écrivain. Ce que j’ai dit sur le statut de la femme dans le monde arabo-musulman, toutes les femmes dans le monde arabo-musulman le savent, elles savent que c’est vrai. Des réactions des gens autour de moi, que je les connaisse ou non, étaient de dire que j’avais raison. Mais une certaine famille idéologique et politique est encore dans une sorte de culpabilité postcoloniale qui fait qu’à cause du crime colonial qui était réel, ils n’arrivent pas à voir le présent. C’est très dangereux. Ce n’est pas parce qu’il faut sauver les musulmans qu’il faut pardonner à l’islamisme. »

Complicité de crime entre populisme et islamisme

Dans une interview pour le Magazine littéraire, vous avez dit que ce qui vous choquait, lorsque vous voyagez dans le monde entier, c’était l’indifférence des uns par rapport aux autres. Cette indifférence est aussi au cœur du débat qui existe en République tchèque autour de la crise migratoire. Une partie importante de la population tchèque ne veut pas s’intéresser au sort des réfugiés et en même temps, elle en a très peur, elle a peur de « l’islamisation de l’Europe »…

Photo: DFID - UK Department for International Development via Foter.com / CC BY-SA
« J’ai l’impression qu’il existe chez vous une hystérie autour de la question des réfugiés. C’est assez extraordinaire parce que la peur de la chose est plus grande que la chose elle-même. Cette impression que j’ai est en plus assez paradoxale parce que vous êtes un pays qui a connu aussi les flux migratoires, qui a été lui-même soumis à l’obligation de migrer pour des raisons de sécurité ou de l’économie. C’est donc assez paradoxal de vivre cela et de ne pas l’accepter pour les autres. C’est aussi le cas de la Pologne et d’autre pays de cette région.

« En même temps, les choix sont très simples. Soit il faut s’enfermer, se faire prisonnier de soi-même et jeter les gens à la mer, soit il faut les accueillir et leur dire que s’ils sont venu chercher la liberté, il faut la préserver. Qu’elle est là pour tous et que les gens ont le droit de choisir les dieux mais qu’ils n’ont pas le droit de les imposer aux autres. C’est assez important. Je pense que l’Occident a toujours revendiqué ce statut de supériorité morale et éthique sur les autres. Si vous jetez les gens à la mer, vous allez le perdre. Je comprends la peur des gens ici mais en même temps, si vous étiez vous-mêmes réfugiés, si vous aviez une famille sous les bombes, vous auriez fait la même chose. Vous auriez pris votre famille pour chercher la sécurité. C’est légitime. On peut fermer les fenêtres, fermer les portes, dire que cela n’existe pas, ou tomber dans l’hystérie, mais cela ne changera rien. Nous sommes dans une phase critique du flux migratoire dans le monde. C’est comme la Deuxième Guerre mondiale. Cela se passe que l’on le veuille ou non. Donc, autant trouver des solutions, poser des conditions d’accueil, préserver une liberté. Le déni n’est pas une solution. En même temps, préserver ses libertés, son confort et ses acquis, c’est tout-à-fait légitime. Mais peut-on vivre dans le confort en sachant qu’on a moralement tiré sur autrui pour qu’il ne puisse pas avoir la sécurité ? C’est une position très difficile. Les gens peuvent choisir. Si un homme a la capacité de manger son repas alors que de l’autre côté du mur les gens hurlent pour sauver leurs enfants, il est un monstre. Et il a droit de continuer à être ce qu’il est. »

Quelles sont vos craintes aujourd’hui par rapport à votre pays, au monde entier ? Ou au contraire, peut-on être optimiste ?

Il existe une complicité de crime entre le populisme et l’islamisme. Voilà ce qui est le plus dangereux pour le monde.

« On est obligé d’être optimiste. Pas pour nous-mêmes mais pour les générations qui arrivent. Il faut continuer à œuvrer. Si nous échouons, cela ne veut pas dire que nous échouons définitivement, car nous préparons quelque chose pour autrui. Ce qui me dérange maintenant et ce qui me fait le plus peur, c’est la montée du populisme en Occident. Elle est applaudie par les islamistes chez nous, parce que les deux se ressemblent et les deux se rendent service. Les uns disent : ‘Ecoutez, si ce n’est pas nous, c’est les islamistes.’ Et les autres disent : ‘Nous sommes islamistes. Ils vous détestent, il vaut mieux être avec nous.’ Il existe une complicité de crime entre le populisme et l’islamisme. Voilà ce qui est le plus dangereux pour le monde. »