Le journal intime de Karel Hynek Macha
Nous vivons une époque où l'intimité des gens devient souvent une affaire publique. La vie privée des vedettes médiatiques s'étale sur les pages des revues illustrées , la presse à scandale se régale des détails intimes de la vies des têtes couronnées, la télévision attire son public par de nouvelles révélations des personnes connues. Les réactions des personnes concernées sont très variées. Certains se déclarent offusqués par ce manque de discrétion, et refusent d'être traînés dans la boue, d'autres contribuent volontairement, par leurs déclarations et par leur conduite à rendre leur portrait médiatique le plus scandaleux possible, car ils ne craignent qu'une seule chose: le manque d'intérêt du public. La curiosité générale vise aussi les grandes figures de la littérature, ces statues d'airain qui nous semblaient intouchables il y a quelque temps encore. Le pruderie n'étant pas à la mode, les biographes n'oublient pas de souligner de nombreux détails savoureux de la vie de nos idoles littéraires. Les écrivains et les poètes en deviennent plus proches de nous, moins hautains, plus vulnérables, plus humains. C'est ce qui est arrivé, aussi, au grand poète tchèque du 19ème siècle, Karel Hynek Macha, après la publication de son journal intime. Presque deux siècles après sa naissance, les étudiants tchèques apprennent que ce poète de l'amour menait aussi une vie érotique bien chargée.
Quant on dit Macha, c'est comme si l'on disait Mai, tel est le titre d'un grand poème par lequel Macha a jeté les bases de la poésie tchèque moderne. La vie du poète a été brève. Né en 1810, il n'a publié, de son vivant, que le poème dont nous parlons. La plus grande partie de son oeuvre devait attendre des éditions posthumes. Inspiré par Byron, il est le premier poète tchèque à exprimer non seulement le mal du siècle, mais surtout les profondeurs de l'âme humaine, sa tristesse et aussi la beauté de cette tristesse. Il voit le monde comme un endroit terrible et plein de souffrances, un endroit dont la beauté enivrante empoisonne et fait mourir. Il n'oublie pas non plus le gouffre qui sépare les hommes. Sa force réside, aussi, dans le fait qu'il s'exprime dans une langue riche, pleine et musicale, dans une langue qui, avant lui, n'existait presque pas. Lui aussi a commencé à écrire en allemand. Pour devenir poète tchèque, il était obligé de chercher, d'inventer, de créer les mots pour exprimer les beautés de la nature printanière et les profondeurs de l'âme. Il a fait donc plus qu'un travail de poète, nous lui devons une oeuvre de créateur dans le plus noble sens du mot. Il a recréé sa langue maternelle, il l'a fait renaître de ses cendres. Il a aussi rendu hommage, par sa poésie, à son pays. Le héros de mai, brigand condamné à mort, parle aux nuages pour saluer le pays qu'il aime et qu'il doit quitter à jamais.
O vous qui, dans vos courses lointaines,
étreignez la terre comme des bras mystérieux, vous débris d'astres disparus,
ombres du ciel bleu, vous, pèlerins mélancoliques, affligés de votre propre douleur,
qui fondez tout entiers en larmes de douceur,
entre tous je vous ai choisi pour mes messagers
partout ou vous voguerez dans vos longues et lointaines errances,
partout ou vous trouverez votre rivage,
saluez la terre dans vos voyages!
Ah! la terre de beauté! la terre qui m'est chère,
mon berceau et mon tombeau, ma mère,
la seule patrie qui m'échut en héritage
la vaste terre, mon unique apanage.
On serait tenté de confondre le poète et son héros, Hynek et Vilem, mais la réalité dans laquelle vivait le jeune poète, qui devait mourir à l'âge de 26 ans, était bien différente. Car Macha n'est pas seulement le poète s'identifiant avec les héros romantiques de ses poèmes, mais aussi un jeune homme qui mène une vie de tous les jours, qui étudie, joue du théâtre avec un autre grand patriote tchèque de son temps, Josef Kajetan Tyl. C'est un jeune homme qui doit travailler pour gagner sa vie, qui a des amis, des ennemis et aussi des amours. Il se veut provocateur, il veut choquer les petits bourgeois. Sa vie intime nous serait restée cachée, si Macha n'avait pas rédigé son journal. L'existence de ce journal a été dévoilée, pour la première fois, déjà vers la fin du 19ème siècle, par l'écrivain Jakub Arbes. Celui-ci a écrit: "Le fragment du journal de Macha et surtout sa partie codée, jette sur l'homme une lumière si violante qu'il restera pour les biographes de Macha tout à fait inestimable. Certaines parties, cependant, qui touchent les choses les plus délicates ne doivent pas être présentées au public." Plusieurs tentatives de publier ce texte n'ont eu lieu qu'au 20ème siècle. En 1936, les surréalistes publient un recueil d'essais sur Macha et sa poésie. "Le journal de Macha, écrit dans le recueil Karel Teige, théoricien du mouvement surréaliste tchèque, n'a pas encore été publié car les déchiffreurs pudibonds des passages érotiques codés cachent jalousement cette lecture au public ..." Ajoutons qu'en 1972 encore, lors de la publication des oeuvres complètes du poète, les passages en question sont omis à cause de la censure, mais peut-être aussi à cause des scrupules des éditeurs qui ne veulent pas nuire à l'image positive du poète. Une partie du journal est publiée finalement en 1979, dans une édition hors commerce ornée de collages de Jiri Kolar. Une autre édition, celle-ci plus complète, voit le jour après la révolution de 1989. La presse se rue sur le journal. On parle tellement de ces pages intimes qu'on en oublie presque ce qui fait que Macha est l'un des plus grands poètes tchèques. On se demande s'il n'y pas une grande vérité dans les paroles de Roman Jakobson qui a écrit en 1933 déjà. "Si Macha vivait aujourd'hui, peut-être il garderait sa poésie lyrique pour ses besoins intimes, et publierait plutôt son journal." L'engouement pour ces pages secrètes mène, parfois, à des excès. Ainsi, la revue Mlady Svet - Le Monde des jeunes, ne publie que des passages érotiques décrivant les ébats amoureux du poète et de Lori, sa petite amie, en omettant d'autres passages, les parties méditatives, les réflexions sur la vie, ce qui a complètement défiguré l'image de Macha, tel qu'il se présente dans son journal.
Quelle est donc cette image que le poète nous donne de lui-même, image qu'il a cru nécessaire de conserver par écrit dans un texte codé? Ce qui a sans doute agacé le plus les déchiffreurs, c'est que Macha se présente ici souvent comme un homme pratique. Il décrit par de courtes notes sa vie de tous les jours, parfois son travail littéraire et aussi ses expériences érotiques avec Lori qui tombe enceinte de lui. Il s'exprime, parfois, d'une façon très crue, presque vulgaire. On y décèle un souci constant de l'authenticité. Il cite exactement les paroles dites par Lori en allemand, il souligne les détails insignifiants au premier abord, mais qu'il juge importants. Ce style dépouillé contraste avec les passages d'un lyrisme échevelé par lesquels il exprime souvent des doutes sur sa petite amie, sur lui-même, sur le monde. Dans ces passages, on reconnaît facilement le poète du Mai. La composition de ce journal rappelle certaines oeuvres littéraires qui ont révolutionné les lettres du 20ème siècle. Le contraste entre les observations sèches et le lyrisme de certaines exclamations, qui ponctuent ce texte, fait penser à certains vers du poème qui est et restera le don le plus précieux que Macha nous ait laissé.
Et ce temps d'aujourd'hui
Mon adolescence - est ce poème de Mai,
Est comme un soir de mai dans les rochers arides,
Au visage un rire léger, une peine profonde au coeur.