L'intellectuel et l'homme d'Etat

Vaclav Havel, 1977 (Photo: CTK)

"Les intellectuels ont raison de vouloir penser le futur. Ils ne doivent pas avoir honte de travailler à l'avenir, de l'imaginer. Mais leur tâche première, leur mission prioritaire, c'est à mes yeux, de comprendre le présent, d'en comprendre les crises et de leur donner un nom." Ces paroles ont été dites en juin 1989 par l'écrivain dissident Vaclav Havel. L'homme qui devait devenir la figure de proue de la Révolution de velours, s'exprimait ainsi sur le rôle de l'intellectuel. Il ne pouvait pas savoir que, dans quelques mois, un tournant historique allait terrasser le régime communiste en Tchécoslovaquie et qu'il allait être catapulté à la présidence de la République. Le prisonnier politique et écrivain dissident devenait brusquement un homme puissant, l'intellectuel devenait homme d'Etat. Il se retrouvait face à un problème qu'on pourrait qualifier de dilemme. Comment concilier l'intellectuel qu'il était avec l'homme d'Etat qu'il allait devenir? Ces deux personnages, étaient-ils conciliables? C'est donc à cet antagonisme, à ce conflit intérieur qui opposait sans doute Havel intellectuel à Havel président que je vais consacrer cette émission.

Vaclav Havel,  1977  (Photo: CTK)
Selon la philosophe Alice Klikova, citée par Le Monde du 16 janvier 2003, "dans la lignée de son principal essai, Le Pouvoir des impuissants, il (Havel) a voulu créer une symbiose entre son autorité intellectuelle individuelle et l'autorité formelle émanant de sa fonction pour donner du pouvoir aux impuissants. Mais il a échoué, car il n'a pas trouvé les soutiens nécessaires pour la société civile et a perdu, peu à peu, son élan et sa force." D'autres estiment, cependant, que malgré quelques faiblesses Havel a su résister aux pièges que lui tendait sa fonction. Ainsi l'astrophysicien, Jiri Grygar, cité par le journal Mlada fronta Dnes, souligne que Havel était un président excellent dans ses rapports avec l'étranger et que, même dans son pays, il était pratiquement l'unique contrepoids face au cynisme qui marquait la vie politique tchèque. Le chansonnier Jan Burian apprécie, lui aussi, le rôle d'intellectuel que Havel a joué dans la vie spirituelle tchèque. Il le considère comme une personnalité excellente qui savait donner aux gens une inspiration pour la réflexion sur l'état de la société, tout en lui reprochant, de ne pas avoir évité quelques propos irréfléchis et quelques lieux communs. On peut conclure que la majorité apprécie le rôle joué par le Président dans la politique étrangère, dans les rapports de la République tchèque avec les autres pays. Nombreux sont ceux qui le jugent irremplaçable dans ce domaine. Dans la politique intérieure, par contre, les réactions à ses activités sont mitigées.

Je ne dispose pas, dans cette émission, d'un temps suffisant pour évoquer tout ce qu'on approuvait ou ce qu'on reprochait au Président Havel. Je me limiterai donc à un exemple. Parmi les reproches formulées le plus souvent, il y a l'attitude du Président vis-à-vis de la grâce présidentielle. On pense que le Président se montrait trop généreux face aux délinquants et ne respectait pas assez le système juridique tchèque. C'est peut-être justement en cela que Havel, intellectuel, n'a pas cédé à Havel, homme d'Etat. Il savait que la première amnistie présidentielle, décrétée juste après son élection au lendemain de la Révolution de velours, a été suivie d'une recrudescence de la criminalité. Cela a suscité une vague de critique contre Vaclav Havel et a nui, considérablement, à sa popularité. Bien que, par la suite, le Président ait été plus modéré en ce qui concerne les amnisties, il n'a jamais renoncé à son droit de grâce et apportait toujours sa correction à un système juridique qui ne travaillait que trop lentement et n'arrivait pas à se débarrasser assez vite de certains résidus du régime totalitaire. Ancien prisonnier politique, il savait bien que la prison n'est pas le meilleur remède contre la criminalité et n'a jamais cessé de chercher, sous la surface bureaucratique de la procédure judiciaire, la dimension humaine des délinquants.


Vaclav Havel  (Photo: CTK)
L'antagonisme entre l'intellectuel et l'homme politique préoccupait Vaclav Havel, déjà en 1989. A son avis, leurs rôles étaient peut-être complémentaires, mais bien différents. Il voyait la force des intellectuels, mais aussi les limites de leur action. C'est ainsi qu'il réfléchissait, à la veille de la Révolution de velours, sur cette problématique: "L'intellectuel, de par sa nature même, est impuissant dans certains domaines, disait-il. Un intellectuel, ce n'est pas quelqu'un qui peut changer le monde à la façon d'un homme politique. Il est présent au monde par ce qu'il dit, il agit par sa parole. J'ai écrit un essai "Le pouvoir des impuissants" où j'ai tenté d'expliquer comment une parole vraie, même prononcée par un seul homme, est plus puissante, dans certaines circonstances, que des divisions entières. La parole éclaire, réveille, libère. La parole a aussi son pouvoir. Ce pouvoir, qui est le leur, les intellectuels doivent le garder ou l'acquérir pour en tirer parti. Il ne faut pas qu'ils désirent, ni même qu'ils aient la nostalgie, d'un autre pouvoir que celui-là. Le pouvoir de transformer immédiatement ou d'organiser socialement, qu'ils laissent aux hommes politiques."


Vaclav Havel  (Photo: CTK)
L'exercice pratique de la politique a aussi montré à Vaclav Havel les limites du pouvoir. Exposé à des pressions venant de toutes parts, poussé à des concessions et des compromis, tenté par des solutions faciles, il cherchait avec une énergie considérable à éviter le piège du machiavélisme. Homme politique, il n'a pas réduit au silence l'intellectuel en lui-même, et la politique lui a apporté sans doute de nombreuses déceptions.

C'est peut-être pour cela que l'auteur du "Pouvoir des impuissants" a avoué, dans un récent entretien, que son prochain ouvrage pourrait s'intituler "L'Impuissance des puissants". Peut-on considérer cela comme un aveu d'un échec? Ce n'est pas évident, car jusqu'à la fin de son mandant, il n'a pas renié les paroles prononcées avant de devenir président, paroles qu'il cherchaient à réaliser malgré des obstacles et des échecs partiels tout en acceptant avec générosité certaines corrections que l'exercice du pouvoir apportait à ses théories: "Au seuil d'un nouveau millénaire, a-t-il dit, le bien le plus précieux à défendre, celui qui devrait faire partout l'unanimité, quelques soient les systèmes et les pays où l'on vit, c'est un certain nombre de qualités humaines, de valeurs fondamentales. Et d'abord l'humilité. Beaucoup d'événements cruels, que nous avons vécu à la fin de ce millénaire, comme l'hitlérisme, le stalinisme ou, par exemple les excès de Pol Pot, montrent l'orgueil, l'arrogance de groupes et de personnes, de fanatiques ou de non-fanatiques, des idéologues, des doctrinaires, des 'utopistes. L'orgueil de ceux qui croient savoir comment tout doit être, qui croient décider de l'ordre des choses. Quand la réalité ne cadre pas avec leur théories, ce sont leurs théories qu'ils imposent et elles débouchent droit sur les camps, les massacres, les guerres les plus atroces. Ce manque d'humilité, on l'observe ailleurs que dans le domaine strictement politique. A la base de la crise écologique du globe, on trouve encore l'orgueil: l'homme impose à la nature sa volonté sans respecter ses lois, ses secrets. Je pourrais continuer longtemps ainsi ... Gardons le sens de la liberté, de la dignité de la justice. Et soyons plus humbles."