De la couronne à l'euro
Dans un proche avenir, les Tchèques devraient normalement acheter leur pain en euros. Cette situation facilitera sans doute la vie quotidienne à long terme et d'abord pour voyager. Mais c'est aussi un symbole fort que les Tchèques verront disparaître. La monnaie et la banque tchèque ont été, au tournant des 19ème et 20ème siècles, un enjeu important dans la conquête puis l'affirmation de l'identité nationale. L'histoire de la monnaie en Bohême permet aussi de comprendre la remarquable stabilité de la couronne tchèque depuis 1989, fruit d'une riche expérience monétariste.
Dans la Prague du 19ème siècle, les deux communautés nationales fréquentent leurs propres espaces de sociabilité. Les Allemands vont au Théâtre des Etats tandis que les Tchèques, à partir de 1868, ont un théâtre tchèque : le Théâtre National, reconstruit en 1883 à la suite un incendie. Dans la vie quotidienne aussi, Tchèques et Allemands mènent des vies parallèles : chacun son association, chacun son lycée, chacun sa rue : Na Prikope ou le Graben pour les Allemands, Rue Narodni (alors Ferdinand) pour les Tchèques.
Dans ce contexte, la banque représente un enjeu de taille. Et comment s'en étonner ? Depuis les cités grecques, la monnaie est le symbole de la souveraineté et de la puissance.
La banque a joué un rôle important dans l'affirmation du caractère tchèque de Prague, qui ne cesse de s'affirmer à partir de 1861. C'était alors loin d'être évident, tant sur le plan démographique que financier. En 1868, les caisses de Bohême et de Moravie fondent la Zivnostenska Banka (la Banque de l'artisanat), première grande banque tchèque. Mais dans les années 1870, ce sont encore les banques allemandes et autrichiennes qui dominent à Prague : Böhmische Unionbank, Eskomptebank... Les Tchèques possèdent face aux Autrichiens et aux Hongrois le désavantage de ne pas avoir accès à un institut d'émission central.
Rien n'arrête pourtant la vitalité du secteur bancaire tchèque, dont la croissance est, à partir de 1895, spectaculaire. De nouveaux instituts se créent : la Banque industrielle tchèque (Ceska prumyslova banka) en 1898 puis la Banque de crédit de Prague (Prazska uverni banka) en 1899. Des banques mineures diversifient leur activité de manière originale, ainsi la banque Bohemia, qui se charge des transports de fonds des émigrés tchèques aux Etats-Unis. Avec la Basse-Autriche, la Bohême et la Moravie représentent, à la veille de la grande guerre, le coeur financier de la monarchie. Et Prague, le centre bancaire du monde slave. Les banques tchèques créent tout un réseau de filiales dans les pays slaves de la monarchie. Cette situation ne peut qu'enthousiasmer les néo-slavistes, qui voient dans la fédération slave le meilleur rempart contre le nationalisme allemand.
En 1918, la Tchécoslovaquie est indépendante. Masaryk, président de la 1ère République tchécoslovaque, n'a jamais cru au panslavisme, dont il a dénoncé les illusions dans son livre La Russie et l'Europe. Il rejette également tout nationalisme étriqué. Celui-ci n'a d'ailleurs plus de raison d'être. L'ambition de Prague dépasse désormais le cadre national : il s'agit de remplacer Vienne comme centre bancaire de l'Europe centrale. Avant même l'indépendance, des filiales pragoises s'étaient implantées à Ljubljana en Slovénie ou encore à Trieste, en Croatie. En Galicie, elles ont noué des contacts avec les banques polonaises. Les banques tchèques se lancent même dans l'exportation de capitaux hors d'Autriche-Hongrie, ainsi en Bulgarie et en Serbie, pour le financement des sucreries.
Mais depuis la fin du 19ème siècle, les banques jouent un rôle nouveau et non moins symbolique : celui de grands mécènes. Elles permettent ainsi à des artistes de talent de réaliser des projets ambitieux. Prague se couvre de sièges de banques et de caisses d'épargne. La Banque régionale (Zemska Banka) est élevée par Osvald Polivka, créateur de la Maison municipale, en 1894-96 dans le style néo-Renaissance. Dans le hall d'entrée, Max Svabinsky réalisa deux peintures du Commerce et de l'Industrie dans le style Sécession.
La naissance de l'Etat indépendant en 1918 entraîne logiquement la création d'une monnaie nationale. Celle-ci est de toute façon nécessaire : Autrichiens et Hongrois sont touchés au lendemain de la guerre par une inflation record. La création de la couronne tchécoslovaque, le 10 avril 1919, est le seul moyen d'endiguer les 10 milliards de couronnes austro-hongroises en circulation sur le territoire. La nouvelle monnaie n'aura vraiment vécu que vingt ans, stoppée net par les deux totalitarismes. Le secteur bancaire, impressionnant de vitalité avant 1938, disparaît complètement sous le communisme. Dans les années cinquante, Prague n'a plus qu'une fonction d'apparat : celle de vitrine du camp socialiste. Aussi courte fut-elle, l'expérience a cependant prouvé l'expérience monétariste des Tchèques, qui ont su adapter leur monnaie face à la crise économique des années 20 mieux que leurs voisins. Expérience fondatrice aussi si l'on pense à la stabilité exemplaire de la couronne tchèque depuis la fin du communisme.
Une première monnaie tchèque naquit d'ailleurs bien avant 1919. A la fin du 12ème siècle, les mines d'argent de Stribro, en Bohême occidentale - "Stribro" signifie argent en tchèque - et de Jihlava, en Moravie, sont pour beaucoup dans la puissance du roi Otakar II. Le gisement de Kutna Hora, qui démarre en 1275, donne naissance à une nouvelle monnaie: le gros pragois (Grossus Pragensis), 64 mark d'argent, devient une unité monétaire recherchée sur les places financières d'Europe.
Monnaie et banques peuvent dépasser de loin, on l'a vu, le simple cadre matériel et matérialiste. Ceci vaut plus encore dans le cadre de l'histoire tchèque. La banque a été au 19ème siècle un moyen de conquête politique puis, entre les deux guerres, d'affirmation nationale.
Dans un proche avenir les Tchèques devraient adopter l'euro. Les deux courtes expériences de monnaie nationale auront prouvé l'habileté monétariste des Tchèques. Une richesse dont l'Europe, elle aussi, aurait tort de se priver.