Božena Němcová : « J’aimerais renaître dans deux cents ans... »
« J’aimerais renaître dans deux cents ans ou encore plus tard... » écrit Božena Němcová (1820-1862) dans une lettre adressée à son ami Jan Helcelet et ces paroles démontrent combien elle se sentait mal à l’aise dans la société de son temps car sa nature et son tempérament la poussaient à être en avance sur son époque. Les multiples facettes de sa personnalité fascinante se reflètent dans la correspondance qu’elle nous a laissée et qui est un témoignage sur un destin exceptionnel mais aussi un monument de la littérature tchèque.
L’idylle et la réalité
LIRE & ECOUTER
Pour le grand public Božena Němcová est surtout l’auteure de Babička (Grand-mère), livre dans lequel elle a évoqué et idéalisé son enfance. Mais cette idylle Biedermayer était bien différente de la vie adulte de son auteure qui l’a créée d’ailleurs comme une espèce d’antidote, comme un refuge pour échapper aux péripéties accablantes de son existence.
Par contre, sa correspondance, abondante et relativement bien conservée, nous fait entrer directement dans la réalité crue de sa vie. Ici, l’idylle romantique cède la place à un réalisme sans compromis. La théoricienne de la littérature Blanka Činátlová constate que la lecture de ces lettres change et approfondit substantiellement l’image que nous nous faisons de cette écrivaine si différente des femmes de son temps :
« Tout à coup, on met l’accent sur une autre Božena Němcová, ce n’est plus uniquement l’auteure de Babička mais aussi celle d’une vaste correspondance qui se substitue chez elle, dans les périodes de crise, à la création littéraire. Ce n’est pas qu’une source pour la biographie de Božena Němcová mais une partie autonome, très spécifique et très étonnante de son œuvre littéraire. »
Les espoirs et les illusions
Après une enfance passée dans la douce vallée de Ratibořice, qui faisait partie du domaine de la duchesse Wilhelmine von Sagan, la jeune fille qui s’appelle Barbora et qui prendra plus tard le pseudonyme de Božena, se marie. Elle n’a que 17 ans, elle est d’une sensibilité exacerbée, elle est belle, elle est pleine d’élan, d’espoir et d’illusions, elle cherche l’amour. Plus tard elle écrira :
« Mon cœur désirait ardemment être aimé, j’avais tellement besoin d’amour, comme une fleur a besoin de rosée - mais j’ai cherché en vain un tel amour que je sentais en moi. »
Le charme d’une patriote ardente
Le charme de cette patriote tchèque ardente opère sur son entourage et ne laisse pas indifférents les hommes qu’elle rencontre. Elle attend de la vie quelque chose de plus qu’un mariage raté et noue successivement quelques amitiés intimes avec de jeunes intellectuels tchèques, ce qui complique inévitablement ses relations avec son mari. Elle cherchera beaucoup plus tard à s’expliquer dans une lettre qui lui est adressée :
« Vous aviez mon corps, mes actes, ma sincérité, mais mes désirs allaient au lointain. Où ? Je ne le savais pas moi-même. J’étais pleine de désirs, je voulais combler ce vide dans mon cœur par quelque chose, et je ne savais pas par quoi. En ce temps-là, je pensais que cela pourrait être l’amour pour un homme - maintenant je sais que ce n’est pas vrai. J’étais mécontente de moi-même, désintégrée dans mon for intérieur. Mon seul plaisir était mes enfants, mais leur amour inconscient ne pouvait pas me satisfaire. Je voulais être meilleure, je voulais chercher la vérité, et le monde m’obligeait à mentir. »
La correspondance d’une femme de lettres
Parfois Božena suit son mari affecté à des postes éloignés en Bohême, en Slovaquie ou en Hongrie, parfois elle le laisse partir et reste à Prague. La situation matérielle de la famille se dégrade progressivement et devient précaire au moment où Josef Němec perd son emploi. Božena continue à écrire et les maigres honoraires qu’elle reçoit, sont souvent les seuls moyens de subsistance de sa famille. Elle écrit des contes, des récits de voyages, des poèmes, des articles dans les journaux. Partout où elle va, elle collectionne traditions, coutumes, légendes populaires et contes de fées. C’est avec dérision qu’elle commente sa situation dans une lettre :
« Je n’écris que des contes de fées et des légendes populaires, dans mon imagination je me trouve dans des châteaux resplendissants d’or, je roule sur l’or et les pierres précieuses, tous mes désirs sont aussitôt exaucés - et en réalité, quelle misère ! »
« Nous voyons dans sa correspondance que Božena Němcová n’est pas une auteure du réveil national, de l’idylle, de la patrie, de la vie rurale, mais que ce sont des textes relatant un combat existentiel. Et ce n’est pas tellement un combat pour l’émancipation tchèque mais pour la subsistance quotidienne. Elle se profile comme une femme moderne qui fait face à la quotidienneté, à la société patriotique tchèque, à la société masculine, et elle est obligée de lutter. Elle cherche le sens des choses, elle lutte contre la maladie, elle lutte parce que ses relations avec les autres n’aboutissent pas à ce à quoi elle aspire. Elle se sent avant tout écrivaine, et tous les autres rôles qu’on lui attribue, ne s’accordent pas tout à fait avec cette vocation. Dans sa correspondance elle apparaît donc comme une auteure comparable à Sylvia Plath, à Virginia Wolf et même à Franz Kafka. »
La lettre comme miroir de l’âme
Lire la correspondance de Božena Němcová c’est commettre une effraction dans l’intimité d’une femme qui se confie, qui se dévoile, qui cherche la vérité sur sa vie et pour laquelle la sincérité est aussi importante que l’air qu’elle respire. Souvent elle appelle les destinataires de ces confidences à brûler ses lettres. Elle parle ouvertement de ses amours, entre autres de ses relations passionnées avec le docteur Jan Helcelet ou l’étudiant Hanuš Jurenka, et le lecteur de ses lettres se rend compte que l’esprit de cette femme qui aspirait à la liberté, était tout simplement incompatible avec la mentalité traditionaliste de son entourage. Il est évident que ses amis et ses amants l’aiment et la désirent mais qu’ils craignent aussi sa nature passionnée et imprévisible.Si quelque chose manque dans ces lettres, c’est l’indifférence. Souvent ces missives sont pleines d’amour et de sympathie pour les amis des deux sexes de leur auteure et d’un intérêt profond pour leur vie. Elle écrit par exemple :
« Il serait intéressant si des personnes qui s’aiment, tenaient en même temps des journaux intimes où elles inscriraient, chacune à leur tour, leurs pensées pour voir ensuite quand leurs âmes se sont rencontrées. »
Ses lettres sont des reflets fidèles de sa vie et de la générosité de son âme. Elle répertorie et hiérarchise les grands moments de son existence, ces moments et ces rencontres sublimes qu’elle dépose dans ce coin secret de son âme qu’elle appelle le ’Walhalla de mon cœur’. Et lorsque la réalité la déçoit, elle se réfugie dans le rêve :
« Combien de fois ai-je assouvi mon désir de voir la mer - dans les rêves, combien de fois me délectai-je dans des paysages ravissants - dans les rêves. C’est le rêve qui me ramène les personnes chères que je ne reverrai jamais, parfois c’est dans le rêve que je suis vraiment moi-même, je suis heureuse pour un moment. Pourquoi me plaindre que ce ne soit qu’un rêve quand il me laisse une sensation qui dure parfois toute une journée. Je suis toujours sincèrement reconnaissante pour une telle rêverie. »
Elle aime à partager son vécu avec ses proches et ses amis, elle déploie son art de la narration pour décrire ses sensations, ses désirs, ses aventures et ses voyages. Certaines de ces lettres sont de véritables récits de voyage détaillés qui n’ont rien perdu de leur intérêt et de leur valeur ethnographique. Et beaucoup de ses textes sont teintés d’un humour cordial et rafraîchissant.
Les dernières années
Vers la fin de sa vie, les lettres de Božena Němcová prennent un aspect de plus en plus désolé. Elle lutte contre la misère, elle craint pour la santé de ses enfants, elle cherche à les chaperonner et à les aider, elle suit avec une angoisse croissante la progression de sa maladie. La relation orageuse avec son mari lui devient insupportable. L’écriture qui était pour elle une passion et un plaisir, devient une corvée. De surcroît, elle manque d’inspiration et le roman auquel elle travaille au cours des dernières années de sa vie, restera inachevé. Elle se voit obligée de demander l’aumône à ses connaissances et elle se plaint:
: « J’ai peu écrit, ces jours-ci, et qu’est ce que j’ai écrit? Presque rien que des demandes et des suppliques... »
La situation matérielle de cette femme considérée déjà comme la meilleure romancière tchèque devient intenable.
« Je n’ai ni vêtement chaud ni chapeau, outre mon chapeau de paille, et mon petit paletot brun est déjà bien usé. Maintenant, je ne peux même pas sortir ».
La lettre qui met un point final à sa correspondance est adressée à son ami Vojtěch Náprstek. C’est un témoignage poignant sur une femme aux abois qui a coupé les ponts, qui a quitté son mari malgré la faiblesse et la maladie et qui s’est réfugiée dans une ville de province pour sauver sa dignité humaine. C’est là où Josef Němec vient la chercher pour la ramener, mourante, à Prague. Elle n’a que 42 ans.
Božena Němcová, notre contemporaine
En 1851, Božena Němcová écrit à son ami Jan Helcelet :
« Qui ne souhaiterait être jeune - bien que je ne sache pas si je voudrais revivre la même vie - non, si je pouvais choisir, j’aimerais renaître dans deux cents ans - ou encore plus tard - parce que je ne sais pas si à cette époque-là le monde sera tellement différent que je pourrais y vivre avec plaisir. »
Božena Němcová est née probablement en 1820, il y a donc tout juste deux cents ans. Si le vœu exprimé dans cette lettre se réalisait, si elle renaissait au bout de deux siècles, elle serait notre contemporaine. Cependant, il n’est pas évident qu’elle eut pu vivre avec plaisir à notre époque, même si notre temps lui donnerait plus de liberté que le XIXe siècle. Son caractère indomptable, son intransigeance dans les affaires du cœur et sa sincérité profonde lui causeraient sans doute beaucoup de problèmes. Sa personnalité exceptionnelle aurait très probablement de nouveau le pouvoir fâcheux de révéler la médiocrité et l’égoïsme de son entourage.