Radka Denemarková : « Le XIXe siècle dure encore »

'Le Sang de chocolat'

« Le XIXe siècle n’est pas fini. Le XIXe siècle dure encore, » affirme Radka Denemarková dans son roman Čokoládová krev - Le Sang de chocolat. C’est dans le XIXe siècle qu’elle cherche les racines des maux de notre époque et illustre ses opinions via le destin de trois personnalités historiques - George Sand, Božena Němcová et John D. Rockefeller.

Le pétrole, l’encre et le sang

Le sang de chocolat prend dans le livre de Radka Denemarková des aspects variés - tantôt c’est le pétrole qui engendre la révolution industrielle et l’essor impétueux du capitalisme, tantôt c’est l’encre qui symbolise la littérature, tantôt c’est le sang humain. Ces trois liquides jouent aussi des rôles importants dans la vie des protagonistes du roman. Trois personnalités emblématiques permettent à Radka Denemarková d’évoquer ce qu’elle considère comme les tendances principales de l’évolution de la société au XIXe siècle, tendances qui, selon elle, n’en finissent pas de se répercuter encore aujourd’hui :

Radka Denemarková | Photo: Věra Luptáková,  ČRo

« C’est au XIXe siècle que commence la période du capitalisme brutal, la conviction que l’unique valeur est l’argent et que celui qui possède beaucoup de moyens financiers, possède aussi le pouvoir et peut décider de tout. Le monde s’est scindé en ghetto de pauvres et en ghetto de riches et la sensibilité sociale s’est estompée. C’est au XIXe siècle que commence le processus du saccage de notre planète. Nous subissons les conséquences de ce processus aujourd’hui et c’est la littérature qui permet de se rappeler que nous vivons d’une certaine façon toujours au XIXe siècle. »

La vie tumultueuse de George Sand

George Sand autour de 1845  | Photo: Wikimedia Commons,  public domain

Le regard que Radka Denemarková jette sur le monde et l’histoire est intransigeant, corrosif et subjectif. Elle avoue avoir traité dans son livre des problèmes qui lui tiennent à cœur et la touchent personnellement. Le grand thème de son roman est la condition de la femme. Pour évoquer la vie des femmes au XIXe siècle, elle nous raconte à sa façon la vie de George Sand (1804-1876), écrivaine qui a eu la force et le courage de ne pas se conformer aux habitudes et aux tabous de son époque, qui a réussi à vivre et à créer en liberté et est devenue une figure de proue de l’émancipation :

« George Sand était spécifique par sa façon de parvenir à l’égalité des droits et par son approche de l’émancipation. Elle n’exigeait pas l’émancipation des femmes mais l’émancipation des hommes. Et dans le cadre de cette émancipation, elle insistait sur l’importance de thèmes que le monde considérait comme des marques de faiblesse. C’est-à-dire l’empathie, les émotions, l’amabilité. Elle a démontré que nous avions une vie intérieure liée à la façon dont nous nous occupons de notre entourage. Et elle exigeait la même approche de la part des hommes. »

Quand Aurore Dudevant se dispute avec George Sand

 Portrait de George Sand par Eugène Delacroix,   George Sand est le pseudonyme d'Amantine Aurore Lucile Dupin de Francueil,  baronne Dudevant,  romancière,  auteur dramatique,  critique littéraire française et journaliste. | Photo: Musée national Eugène-Delacroix /Wikimedia Commons,  public domain

Pour évoquer le chemin épineux de George Sand vers la liberté, Radka Denemarková divise le personnage en deux. Les deux parties du même personnage s’appellent Aurore Dudevant et George Sand et leur coexistence dans le même corps est difficile. Aurore Dudevant est le vrai nom de la future écrivaine. Femme mariée et mère de deux enfants, elle est d’abord de nature plutôt soumise avant de devenir George Sand, pseudonyme exprimant une individualité insoumise qui refuse d’être seulement épouse et mère et tend à s’imposer dans un monde d’hommes. Nous savons aujourd’hui que c’est finalement George qui a remporté la victoire dans la dispute entre ces deux femmes différentes et ces deux esprits opposés.

Božena Němcová, une écrivaine dont le talent n’a pu s’épanouir

Radka Denemarková choisit le même procédé lorsqu’elle cherche à nous faire comprendre les combats intérieurs de Božena Němcová (1820-1862), femme de lettres tchèque qui a vécu à peu près à la même époque que George Sand qu’elle admirait beaucoup. Elle s’appelle d’abord Barbora Panklová et c’est une jeune fille tendre, docile et pleine d’illusions. Elle reste toujours présente dans l’esprit de Božena Němcová, son alter ego, et sa nature obéissante complique la vie de l’écrivaine, l’affaiblit moralement et la gêne dans son envol créateur.

Božena Němcová en 1845 | Source: Archives du Musée de Božena Němcová

Radka Denemarková voit Božena Němcová comme une femme pleine de vie et de talent qui dérangeait ses contemporains par sa liberté intérieure et qui a été victime du conservatisme, de l’égoïsme et du patriotisme tchèque. Malgré son talent et sa renommée dans les cercles patriotiques de Prague, elle a vécu et est morte à l’âge de 42 ans dans la pauvreté qui s’est aggravée encore vers la fin de sa vie. Elle a toujours manqué de moyens pour se consacrer vraiment à la littérature. Et Radka Denemarková constate que beaucoup des contraintes qui n’ont pas permis au talent de Božena Němcová de s’épanouir pleinement et qui ont écourté la vie de cette grande écrivaine, persistent encore aujourd’hui :

« Božena Němcová écrit dans une lettre que l’avenir la comprendrait et que tout serait différent. Et je voulais lui signaler, par ce que j’ai écrit, que beaucoup de choses n’ont pas changé. L’idée que tout allait changer avec le droit de vote des femmes est erronée. D’innombrables préjugés sont profondément enracinés chez les hommes et chez les femmes. Et il est extrêmement difficile de changer les façons de penser, la routine et les rituels. Dans beaucoup de thèmes nous sommes obligés de repartir à zéro. »

'Le Sang de chocolat' | Photo: Radio Prague Int.

Un portrait acerbe de John D. Rockefeller

George Sand et Božena Němcová représentent dans le roman une féminité affranchie tandis que son troisième protagoniste est un homme profondément ancré dans le système social dominé par les hommes. Tandis que les vies des deux femmes nous sont racontées avec sympathie et compréhension, le portrait de John Davison Rockefeller que Radka Denemarková brosse dans son livre, est ironique, sans complaisance et presque caricatural. Ce milliardaire, un des artisans du miracle économique américain, qui a tiré un énorme profit du commerce du pétrole (le sang de chocolat, donc), est pour Radka Denemarková une incarnation de la morale égoïste des puissants de ce monde :

John D. Rockefeller | Photo: Pach Brothers Studio/National Portrait Gallery/Wikimedia Commons,  CC BY 1.0 DEED

« J’ai choisi Rockefeller parce qu’il était convaincu que gagner de l’argent était une mission religieuse. Nous voyons chez lui sous une forme cristalline les thèmes par lesquels il a infesté le monde, c’est-à-dire la réduction de la vie et du monde à la production et à la consommation. Pour lui, les nations et les langues etc. n’avaient aucune importance parce qu’il considérait tous les gens comme les consommateurs, c’est-à-dire comme des moyens qui lui permettaient de gagner de l’argent. Et en même temps, c’est avec lui que s’évanouit ce qu’on appelle le rêve américain qui faisait croire aux gens que tout un chacun pouvait s’enrichir par un travail honnête et par la créativité. Rockefeller a accaparé ce rêve parce qu’il voulait le rêver tout seul. »

Un roman raconté par bribes

George Sand et Frédéric Chopin | Source: Wikimedia Commons,  public domain

Radka Denemarková nous raconte les vies des trois protagonistes de son livre par bribes, en d’innombrables petits éclats formant une mosaïque complexe et bariolée qui s’étend sur 560 pages. Elle amène sur la scène de son roman toute une foule de personnages secondaires qui ont joué des rôles plus ou moins importants dans la vie de ses héros ou qui ont laissé leur trace dans l’évolution de la société du XIXe siècle. On y trouve donc de nombreux épisodes de la vie intime des hommes qui gravitaient autour de George Sand dont Alfred de Musset, Frédéric Chopin, Théophile Gautier, Ferenz Liszt, Eugène Delacroix et Gustave Flaubert, mais aussi Josef Němec, le mari de Božena Němcová, ainsi que les enfants et les amitiés masculines et féminines de l’écrivaine Bolemír Nebeský, Vilém Dušan Lambl, Hanuš Jurenka, Karolína Světlá et Sofie Podlipská. Et l’auteure y ajoute aussi des scènes de la vie d’autres femmes des lettres qui ont marqué par leur talent la littérature du XIXe siècle dont George Eliot, Harriet Beecher Stowe ou les sœurs Brontë. Parmi les personnages secondaires figurent même des têtes couronnées dont l’empereur autrichien François-Joseph et son épouse Elisabeth - la fameuse Sissi.

'Le Sang de chocolat' | Photo: Radio Prague Int.

Le XIXe siècle vu par une femme d’aujourd’hui

Le lecteur se demande évidement quelle est la part de la réalité et de la fiction dans ce roman en petits éclats. Radka Denemarková affirme avoir étudié méticuleusement les sources historiques sur le XIXe siècle mais elle avoue aussi que certains épisodes du livre sont nés de son imagination. Elle précise qu’il ne s’agit pas « d’un roman factuel mais d’un roman de thèmes sur lesquels nous trébuchons encore aujourd’hui ».

Radka Denemarková | Photo: Tereza Čistotová,  ČRo

Elle n’a pas écrit un roman historique. Le regard qu’elle jette sur le XIXe siècle est donc contemporain et les thèmes qu’elle traite sont la liberté des femmes, la force de l’argent, l’injustice sociale, le nationalisme, le vain patriotisme, etc. Sa nature intransigeante la pousse à critiquer, à juger et à condamner. Elle sait bien que ses opinions discutables pourront provoquer le désaccord et les critiques chez une partie des lecteurs et elle s’en félicite :

« J’ai traité dans ce roman beaucoup de thèmes dont certains sont mes thèmes personnels et je savais que c’était comme si je faisais exploser de la dynamite ou une grenade. Cela se manifeste dans les réactions que le roman a suscitées. Les réactions me viennent des deux côtés et il est intéressant de voir qu’elles diffèrent selon les générations de lecteurs. Mon livre agace le plus les hommes à partir de la cinquantaine. Comme si je détruisais leur monde, comme s’ils ne faisaient pas partie de ce problème. Et c’est bien parce que je voulais susciter un retentissement dans cette catégorie des lecteurs. Et en même temps j’ai des réactions positives de la part des lecteurs de la jeune génération, parmi les hommes mais aussi parmi les femmes, ce qui est une bonne nouvelle. »

Auteur: Václav Richter
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