« Il était une fois un pauvre paysan, Klapzuba il s’appelait, et ce Klapzuba avait onze fils. Pauvre comme il était, il se demandait ce qu’ils allaient devenir ; c’est alors que l’idée lui vint d’en faire une équipe de football. » C’est ainsi que commence Klapzubova jedenáctka (Les Onze de Klapzuba), un conte fabuleux et plein d’humour qui raconte les aventures d’une équipe de foot sans précédent. Écrite en 1922 par l’écrivain et journaliste Eduard Bass, cette œuvre d’une grande modernité n’est toutefois pas destinée uniquement aux amateurs de sport et fait partie des chefs-d’œuvre de la littérature tchèque du XXe siècle. Radio Prague Int. vous présente ce récit qui, presque cent ans après sa parution, ne cesse de charmer petits et grands, dans ce nouvel épisode de notre série consacrée aux livres tchèques incontournables.
Un bijou de la littérature sportive
Les Onze de Klapzuba : peu de livres consacrés au sport ont connu un aussi grand succès auprès du public tchèque, la littérature sportive étant un genre qui a d’habitude du mal à se faire reconnaître. Pourtant, cette histoire de onze frères et de leur père, un passionné de foot, a depuis plusieurs générations, gagné sa place dans de nombreuses bibliothèques au point de même faire partie des programmes scolaires.
Bien que toujours relativement méconnu à l’étranger, ce chef-d’œuvre de la littérature tchèque de la première moitié du XXe siècle a tout de même été traduit en plusieurs langues. La version française, accompagnée des dessins du célèbre illustrateur tchèque Josef Čapek, a ainsi vu le jour en 2008 aux Éditions L’Âge d’Homme, basées à Lausanne, grâce à la traduction de Marcela Salivarová Bideau que nous avons rencontrée à Genève, sa ville d’adoption depuis 1968 :« C’est l’histoire d’un pauvre paysan qui ne possède pas beaucoup de terres, mais qui a beaucoup d’enfants. Il a onze fils. Comme il est très pauvre, il s’interroge sur leur avenir. Finalement, il se dit qu’il a quand même un petit lopin de terre qu’il pourrait transformer en un terrain de foot et qu’il a onze fils qui pourraient bien former une équipe. Il vend deux chèvres pour acheter deux ballons de foot et se met à les entraîner tout à fait sérieusement. Au bout de six ou huit mois, il présente ses fils à un premier championnat d’un niveau très bas. Et comme il s’agit de frères et que leur père les entraîne très sérieusement, ils remportent la première mi-temps avec un score de 10 ou 11 à 0. Tout le monde pense alors qu’il doit s’agir d’une erreur… »
Les frères Klapzuba gagnent néanmoins très vite en popularité et deviennent bientôt de vraies stars du football tchèque d'abord, puis européen et mondial.
« Le championnat n’était pas encore terminé que la presse étrangère relatait déjà abondamment le phénomène des fils Klapzuba. Les reporters des grandes revues de sport européennes faisaient le voyage de Prague pour voir ce ‘miracle de la pelouse’ et toutes sortes d’inconnus en raglan et casquette prenaient le chemin de la misérable chaumière de Dolní Bukvičky pour proposer au vieux Klapzuba des rencontres à l’étranger. »
« Le roi d’Angleterre s’inclina pour accepter la bouffarde de Klapzuba et en fit cadeau au British Museum, où tous les footballeurs d’Angleterre, d’Écosse et de l’Ulster pouvaient dorénavant venir l’admirer. Puis le vieux Klapzuba donna l’ordre de charger les bagages et son équipe s’en revint à Dolní Bukvičky avec le titre de champion d’Europe et avec le prince de Galles comme remplaçant. »
A la recherche de la vraie valeur du sport
Cependant, le récit qui pourrait à première vue paraître comme un simple conte humoristique cache, pour Marcela Salivarová Bideau, un message beaucoup plus profond qui est à l’origine de son succès persistant même 98 ans après sa parution :
« Je pense que la popularité des Onze de Klapzuba est due au fait que le football est un sport très prenant et très populaire. Donc ce livre peut intéresser tous ceux qui aiment le foot. Il parle de tout ce qui se passe dans le foot, comme la corruption, les relations entre les joueurs… Et puis, il y a aussi la question de l’argent : les Onze de Klapzuba sont invités à différentes exhibitions et ils se font payer pour cela. Les fils ne le savent toutefois pas, c’est leur papa qui met l’argent de côté pour leur avenir. Les fils croient être payés seulement pour assurer une vieillesse digne à leurs parents. À un moment donné, quand ils sont déjà connus un peu partout, ils font du footing et ils voient des enfants jouant au foot, avec cette passion qu’ont d’habitude les enfants. Les Klapzuba ont tout d’un coup envie de jouer et proposent donc aux enfants de jouer avec eux. Mais les enfants, impressionnés, refusent de jouer avec eux. Le garçon à qui appartient le ballon leur répond que c’est parce qu’ils sont des professionnels et jouent pour l’argent. Les Klapzuba en parlent donc avec leur papa et ils apprennent qu’ils sont assez riches. Cette nouvelle provoque d'une certaine façon la fin de l’équipe car ils ne veulent plus continuer à jouer et se demandent ce qu’ils feront après… »
« Le vieux Klapzuba fumait comme une locomotive.
‒ Et si on a assez – on arrête de jouer ?
‒ Oui, papa, dans ce cas, on arrête. Ou au moins on arrête de se faire payer pour jouer. On s’est toujours battu pour l’honneur d’être les meilleurs et tout ce que cela a pu rapporter, c’était pour vous. »
Un récit d’une actualité étonnante
Par cette critique des rapports entre le sport et l’argent, Eduard Bass (1888-1946), écrivain, journaliste et chanteur connu également pour son œuvre plus tardive, « Le Cirque Humberto », devance son temps et essaie de promouvoir un retour aux valeurs originelles du sport : la fraternité, la solidarité, le plaisir du jeu et l'effort comme seuls moyens de parvenir au succès.« En des temps où le football se trouvait encore à des lieues de l’industrie surmédiatisée du sport qui constitue aujourd’hui son environnement, Eduard Bass a déjà soulevé toutes les questions essentielles, » indique dans la préface de la version française des Onze de Klapzuba William Gaillard, ancien directeur de la Communication et des Affaires publiques de l’UEFA, avant de citer le président de l’organisation de l’époque, Michel Platini, qui, lui, fait entendre : « L’argent a toujours été présent dans le sport ; l’argent, toutefois, n’a jamais été l’objectif final. Dans notre monde, l’objectif principal a toujours été de gagner des trophées… »
Une idée que partage également la traductrice du livre, Marcela Salivarová Bideau, qui souligne l’actualité de ce message :
« Je suis un peu révoltée quand je vois ce que certains sportifs gagnent autant d’argent alors qu’il y en a tant d’autres qui doivent faire beaucoup d’efforts. Par exemple un skieur ou un athlète ne peut jamais gagner les mêmes sommes qu’un joueur de tennis, de foot ou de basket… Je pense donc que cette question d’argent dans le sport est très actuelle. »
« C’est l’esprit de ce livre. Les Klapzuba, ce sont onze frères. Ils gagnent parce qu’ils sont solidaires, parce que chacun d’entre eux joue pour l’équipe et jamais pour devenir une star. Il y a tout cela là-dedans. C’est une sorte de fable mais avec un enseignement moral sur ce que devrait être le sport. »
Le succès théâtral des Onze de Klapzuba
Au cours du siècle écoulé, cet « hymne au football, à la camaraderie et au fair-play », comme l'indique la couverture du livre, a été adapté à de nombreuses reprises au cinéma et au théâtre en République tchèque. Les adaptations à l’étranger restent toutefois sporadiques. Parmi celles-ci, une mise en scène de Marcela Salivarová Bideau a présenté l’histoire au public genevois en 2008, lors du Championnat d’Europe du football organisé à l’époque par la Suisse :
« Je savais que les gens n'allaient pas se jeter sur ce livre car ils ne connaissent pas son auteur. Pour le promouvoir, j’ai fait donc une adaptation pour la radio et une adaptation pour le théâtre. C’est de cette manière que j’ai réussi à un peu faire la promotion de ce livre car nous le vendions également après le spectacle. »
« Ici prend fin la grande histoire des Onze de Klapzuba, » peut-on lire à la toute dernière page du livre. Pourtant, au moins trois théâtres à travers la Tchéquie proposent ce titre également en ce début de 2020, souvent dans des versions actualisées ou adaptées au public contemporain. Les aventures des Klapzuba, s’achèvent-elles donc vraiment sur cette dernière phrase ? Il semblerait plutôt que le vieux Klapzuba et ses onze fils restent toujours présents dans la société tchèque pour transmettre leurs principes et leur plaisir du jeu aux générations à venir…
Les extraits ont été tirés du livre Les Onze de Klapzuba, traduit par Marcela Salivarová Bideau (Editions L’Âge d’Homme, 2008)