Lina Ben Mhenni : « L’expérience de la maladie a été très importante dans mon parcours de cyberactiviste »
Jusqu’au 14 mars se déroule à Prague, et en régions, le festival du film sur les droits de l’Homme, One World. Parmi les invités de cette 20e édition, Lina Ben Mhenni, bloggeuse et cyberactiviste, militante des droits de l’Homme qui a participé en 2011 à la révolution tunisienne. A Prague, elle est membre du jury Václav Havel dans le cadre du festival. Radio Prague l’a rencontrée.
« Je suis très fière de faire partie de ce jury. Quand on parle de Václav Havel, on parle de révolution, de changement. J’estime que j’ai un peu participé au changement dans mon pays. C’est une consécration pour moi d’être là, de faire partie de ce jury. Même si je pense que nous avons fait un tout petit pas vers le changement, et que la bataille doit se poursuivre. »
La Tunisie est-elle aujourd’hui une démocratie ? Peut-on parler de démocratie ?
« Bien que l’on parle de la Tunisie comme d’une démocratie, comme un pays qui a réussi sa transition démocratique, qui est un modèle pour les autres pays dudit Printemps arabe, je pense qu’on a juste fait un tout petit pas. On s’est débarrassé du dictateur, mais le système est toujours en place. Il y a des tentatives de la part des anciens du régime pour reprendre le pouvoir. Il faut donc rester vigilant, travailler pour changer cette situation. Malheureusement, aujourd’hui je vois une petite régression même par rapport aux droits humains et les libertés individuelles et collectives. Aujourd’hui on entend toujours parler de violations des droits humains et je travaille beaucoup sur cela. »
C’est une question difficile, mais que faudrait-il structurellement pour que le pays devienne une vraie démocratie, même si l’on sait que toutes les démocraties ont aussi leurs défauts…
« Heureusement, la révolution a été faite, mais surtout par des jeunes qui continuent à être actifs pour faire bouger les choses. Aujourd’hui, en Tunisie, il y a beaucoup de mouvements de jeunes qui travaillent horizontalement. C’est très important, c’est une nouvelle forme d’organisation qui est très efficace pour contrecarrer les forces rétrogrades, pour lutter contre l’obscurantisme en Tunisie. Mais je pense que ces mouvements doivent avancer et essayer d’avoir le pouvoir quelque part, pour changer les choses. Un des gros problèmes en Tunisie, c’est la corruption. Malheureusement ça devient de plus en plus disséminé partout. C’est là l’une des luttes les plus importantes à mener dans le pays, car la corruption affecte tous les secteurs. Et ça ne nous permet pas d’avancer. »
Qu’en est-il de la condition des femmes en Tunisie ?
« Je dirais que les femmes tunisiennes sont relativement privilégiées par rapport aux femmes dans le monde arabe en général. Juste après la chute de Ben Ali, et avec la montée de l’islamisme, il y a eu des tentatives de se retourner les droits déjà acquis par les femmes tunisiennes. Mais elles ont dit non à ces forces rétrogrades. Aujourd’hui, les choses avancent en matière de droits des femmes. On a de nouvelles lois qui garantissent l’égalité des droits. Il y avait auparavant une circulaire qui interdisait aux femmes de se marier avec des non-musulmans. Maintenant, cette circulaire a été éliminée. On a une nouvelle loi contre les violences faites aux femmes. Le 10 mars, il y aura une marche appelant à l’égalité en matière d’héritage. Donc ça avance. Je tiens à dire que c’est bien d’avoir tant de lois en faveur de l’égalité des sexes, mais il faut que ce soit aussi concrétisé sur le terrain. Les lois, c’est important, mais la vie réelle l’est aussi. Donc il reste beaucoup de travail à faire en matière de sensibilisation du peuple tunisien aux questions d’égalité. »Diriez-vous que la jeune génération est plus ouverte à ce genre de thématiques ?
« Ce n’est pas vraiment clair. Personnellement, je fréquente plus les activistes, les défenseurs des droits de l’Homme. On parle de cela évidemment. Nous sommes pour l’égalité, mais la société tunisienne reste très conservatrice, patriarcale. Il faut travailler pour changer les choses. C’est lié à l’éducation et à la culture… »
La prise parole récente des femmes dans le monde sur le harcèlement par exemple, est-ce quelque chose qui a eu un écho en Tunisie, ou est-ce un phénomène très occidental ?
« Même en Tunisie beaucoup de femmes ont suivi la campagne #metoo et ont dénoncé des harceleurs. D’ailleurs, ce n’est pas la première fois qu’on fait ça en Tunisie. A chaque fois qu’un cas grave d’atteinte aux femmes se produit, on essaye d’en parler. Ça commence avec la société civile et ça s’amplifie peu à peu. »
Votre parcours force l’admiration. Vous avez une force de caractère assez incroyable : vous avez souffert pendant des années d’une grave maladie auto-immune, qui a été d’ailleurs à l’origine d’une transplantation de rein. Est-ce que vous avez l’impression que cela a contribué à votre engagement politique ?
« L’expérience de la maladie a été très importante dans mon parcours. J’ai même écrit un petit livre sur cette expérience de cyberactiviste et j’ai dédié cet ouvrage à ma maladie ! Oui, je pense que cette expérience m’a d’abord ouvert les yeux sur la situation en Tunisie. J’ai vécu pendant quelques temps dans des hôpitaux tunisiens et j’ai vu de mes yeux la souffrance des malades en raison du manque de moyens, de l’état des hôpitaux… Cette maladie m’a appris à être patiente, à persévérer. Donc en effet, cette maladie a joué un rôle très important dans ma vie. Mais c’est aussi lié à ma famille : mon père est un ancien prisonnier politique, j’ai grandi dans un environnement très engagé dans la défense des droits humains, de la liberté et de la justice. »
Comment vous sentez-vous aujourd’hui, par rapport à votre santé, et par rapport à votre pays ?
« Eh bien, par rapport à ma santé, j’essaye de me préserver pour pouvoir continuer le chemin. En ce qui concerne mon pays, malgré la situation difficile que nous vivons, malgré les tentatives des forces rétrogrades et des anciens du régime pour reprendre le pouvoir, je reste très optimiste car je vois beaucoup de jeunes et de femmes qui luttent dans le pays, qui défient ces forces, et font beaucoup de sacrifices pour changer les choses. Je lis l’histoire et je sais qu’on ne peut pas changer les choses en quelques années. Ça demande du temps, il faut patienter. Même si on a eu des attaques terroristes, même si la situation économique est très difficile en ce moment, il faut garder l’espoir et continuer notre chemin vers les objectifs que nous nous sommes fixés pendant la révolution. »
Est-ce qu’un procès de Ben Ali et de la famille Ben Ali est un jour possible selon vous ?« J’espère voir cela. On a lutté pendant deux ans contre la loi de la réconciliation qui garantit l’impunité aux anciens du régime. Malheureusement après deux ans de lutte contre cette loi, celle-ci a réussi à passer, mais on a quand même réussi à faire écarter des personnes très impliquées avec l’ancien régime. Aujourd’hui, cette réconciliation est plutôt garantie au niveau des anciens corrompus de l’administration. Je ne pense pas qu’on parvienne un jour à avoir un procès de Ben Ali, d’autant que ses ministres et ses sbires qui vivent en Tunisie ont échappé à un procès. Jusqu’à ce jour, la justice tunisienne n’est pas vraiment indépendante donc ce sera difficile d’avoir ce genre de procès. Mais évidemment je rêve de voir cela. Je vois des gens qui se battent aussi pour que cela aboutisse. »