« Il existe beaucoup de différences entre les couples français et les couples tchèques »
C’est un objet d’étude surprenant pour lequel s’est passionnée Anna Fišerová. L’éthologue tchèque analyse le couple dans tous ses états, notamment en décelant les différences de conception entre la Tchéquie et la France, où elle a travaillé plusieurs années. Lors d’un stage à l’Université Paris-Seine, Anna Fišerová s’est immiscée dans le quotidien de couples de la région parisienne. Le résultat est une exposition intitulée « Couples from the World », qui parcourt actuellement la République tchèque.
« Je voulais de nouveau travailler avec des couples. Lors des travaux que j’avais menés à Prague, j’avais entendu des histoires très intéressantes et très profondes de plusieurs personnes, mais elles se perdaient dans les données statistiques. J’avais trouvé cela dommage, car non seulement ces histoires m’intéressaient, mais elles pouvaient intéresser et inspirer d’autres personnes. Voilà pourquoi à Paris, j’ai voulu utiliser une approche différente de celle scientifique avec laquelle je travaille d’habitude. J’ai donc interrogé des dizaines de couples vivant en région parisienne ; de nationalités, d’orientations sexuelles et de religions différentes. L’idée principale, c’est vraiment de montrer que chaque couple est unique. »
Plus d’une quarantaine de couples ont accepté de se prêter aux interviews poussées d’Anna Fišerová. Les témoignages recueillis ont largement fait écho à son histoire personnelle ou à celles de gens de son entourage. C’est pour partager ces histoires à ceux qui n’ont pas la possibilité d’entendre ce qu’elle qualifie d’« histoires du monde » que la jeune femme a organisé l’exposition « Couples from the world » avec l’aide d’une photographe professionnelle parisienne. Actuellement à l’Alliance française de Brno, l’exposition présente les photos et témoignages de dix-neuf des couples interrogés. A en croire la spécialiste des comportements humains, nous avons tous à apprendre des relations des autres, et plus encore lorsque l’on regarde vers l’étranger. Anna Fišerová en veut pour exemple les divergences observées à cet égard entre la France et la République tchèque :« Il y a une grande différence entre la France et la République tchèque, et cela s’explique en grande partie par les années communistes qu’a connues la Tchéquie. Quand vous voyagez et que vous avez la possibilité de découvrir d’autres nationalités ou d’autres mentalités, vous prenez vraiment conscience qu’en République tchèque, à cause du communisme, les gens ont des valeurs différentes dans leur vie sentimentale ou leur vie de couple. »
En France, ainsi, lesdites « relations à distance » seraient très répandues, un grand nombre d’étudiants séjournant dans une ville ou une région différente de celle dont ils sont issus. A l’inverse, et toujours selon l’éthologue, la majorité des étudiants tchèques se trouvant à Prague, Brno ou Olomouc, beaucoup seraient moins rompus à l’indépendance dans leurs rapports amoureux.Le communisme aurait influencé aussi les dynamiques de couple en République tchèque. Les ressortissants tchécoslovaques n’ayant pas la possibilité de voyager et de découvrir de nouveaux horizons, ils ne pouvaient pas se réaliser pleinement en dehors de la sphère conjugale, dernier bastion de sécurité et de liberté dans un Etat liberticide et anxiogène. Conséquence ? Une tendance à la dépendance affective plus importante dans la moitié de l’Europe ayant vécu sous le joug communiste qu’en Occident.
« Il y a beaucoup de personnes qui ne sont absolument pas capables d’être seules et qui ont vraiment peur de la solitude. C’est pour ça que beaucoup de relations ne marchent pas. Parfois, les gens n’entretiennent pas une relation parce qu’ils sont amoureux ou pour être inspirés par leur partenaire, mais parce qu’ils ont peur d’être seuls. C’est de la dépendance pure. »
Les régimes communistes et les systèmes clos en général auraient tendance à créer chez leurs ressortissants « un éloignement progressif du monde », comme l’a écrit le romancier hongrois Arthur Koestler dans son autobiographie Hiéroglyphes, qui expose sa relation personnelle au communisme. Un éloignement propice à la dépendance affective, dont il devient par la suite difficile de se soustraire.
Au risque de déconstruire le mythe du communiste solitaire qui ne vivait que par et pour le Parti, Anna Fišerová a rappelé que le mode de vie principal du communiste lambda n’était autre que la famille. Cette sphère, comme les autres, souffrait de limitations strictes émanant d’un Parti unique qui, autant que faire se pouvait, s’efforçait de restreindre le domaine privé des individus. Idéologiques, physiques ou encore culturelles, ces restrictions sont également affectives. Anna Fišerová parle ainsi de « cocon » pour décrire ces relations purement exclusives qui, encore aujourd’hui, et bien que sous une autre forme, caractériseraient nombre de couples d’Europe de l’Est. Selon elle, le remède consiste en l’expérimentation de la solitude en prélude aux relations amoureuses :« Personnellement, je pense qu’il est essentiel d’avoir le courage de se découvrir soi-même, de savoir ce que l’on aime et ce que l’on souhaite. Il faut apprendre à vivre seul et avoir conscience de nos ressources personnelles – par ‘ressources’ j’entends les amis, la famille, les loisirs… Si cela est acquis et que l’on se lance dans une relation, on ne devrait pas dépendre de notre partenaire, mais grandir avec elle ou avec lui. »
Quoi qu’il en soit, Anna Fišerová est formelle : l’amour existe toujours en 2020, comme s’attachent à l’illustrer les histoires touchantes qu’elle partage dans son exposition. Parmi elles, la victoire de l’amour de deux Indiens sur les carcans sociaux et familiaux qui régissent les relations en Inde ou, dans un tout autre registre, les doutes et désillusions traversés par un jeune couple de Parisiens, expérience personnelle et pourtant ô combien universelle. Un instantané du quotidien plus ou moins commun de couples qu’Anna Fišerová perçoit toujours comme uniques.