Le Théâtre de Slávek, ou la quête de l’identité tchèque
Au XVIIIe siècle, la Bohême se redresse après avoir été déchirée par les guerres de religion. Prague revêt des habits d’or et de volutes baroques. Elle porte la marque de son passé hérétique disparu derrière une surenchère d’édifices religieux qui lui ont conféré son visage actuel. En ce siècle des Lumières, un jeune Pragois, Slávek, voit son destin bouleversé lorsque le comte Špork, aristocrate germanophone flamboyant et visionnaire, le renverse en calèche. Désormais affublé de béquilles, Slávek n’en aura pas moins une vie pleine, porté par l’élan de ces années où tous les arts sont en effervescence. Avec son sixième roman Le Théâtre de Slávek, l’écrivaine française Anne Delaflotte-Mehdevi nous fait traverser ce siècle et revisiter l’histoire de la Bohême de Mozart, bien loin des clichés ordinaires. Une réussite dont peu d’auteurs étrangers, écrivant sur l’histoire tchèque, peuvent se targuer.
Anne Delaflotte-Mehdevi, ce n’est pas la première fois que nous vous accueillons sur Radio Prague. Nous nous étions rencontrées il y a une dizaine d’années pour la sortie de votre premier roman, La Relieuse du gué. Nous nous sommes revues plusieurs fois entre-temps, après celle d’un autre roman, Fugue. Vous avez vécu une vingtaine d’années à Prague. Entre-temps, vous avez déménagé et vous êtes aujourd’hui retournée en France où vous avez publié d’autres ouvrages. Le dernier s’appelle Le Théâtre de Slávek. J’ai été étonnée que ce ne soit pas arrivé plus tôt, mais vous avez attendu le sixième livre pour écrire sur Prague et la Bohême…
« Après tout, La Relieuse du gué, qui se passait en France, je l’ai écrite à Prague ! Donc j’ai fait le chemin inverse. Peut-être qu’il faut avoir une petite mise à distance pour revenir quelque part, en fait. »
Le Théâtre de Slávek est sorti il y a quelques mois aux éditions Gaïa et une traduction tchèque est actuellement en préparation chez Argo. L’histoire se déroule en Bohême, mais ce n’est pas celle que vous avez connue, celle des années 1990-2000. Cela se passe au XVIIIe siècle. Rappelez-nous en quelques mots de quoi il retourne et comment vous avez imaginé le personnage de Slávek.
« C’est complètement en lien avec la première question. Depuis que j’étais rentrée en France j’avais envie de revenir à Prague. Mais pas à l’époque contemporaine. J’avais envie de revenir à la source de cette identité tchèque qui m’avait toujours semblée problématique, douloureuse. L’idée était de domestiquer l’histoire de ce pays où mes enfants sont nés et où j’ai vécu vingt ans. Il me semblait qu’il y avait des tas de choses que je n’avais pas comprises, et notamment sur quoi reposait cette identité tchèque que j’avais toujours sentie – j’allais dire schizophrénique, ce qui n’est pas gentil, mais mal à l’aise. Je me rappelais des commentaires de certains Pragois qui me disaient que jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, le dimanche après-midi la bourgeoisie germanophone se promenait sur Na příkopě, en bas de la place Venceslas, et sur Národní třída, vous aviez la bourgeoisie tchèque qui se baladait. Cela m’avait frappée. Je m’étais dit qu’il y avait un problème. »
Deux communautés vivant en parallèle…
« Oui, bienvenue en Europe centrale ! Ce n’est évidemment pas une surprise. L’Europe centrale est une terre de carrefour, d’identités. Mais j’avais tout de même envie d’aller à la source de cette identité tchèque, la légendaire, l’historique, et essayer de faire la part des choses. »
Et la Prague baroque était idéale pour aller aux sources ?
« Le XVIIIe siècle est un carrefour, entre le XVIIe siècle qui est le siècle des grands déchirements et des guerres de religion, de la Contre-Réforme et de l’écrasement de quelque chose qui va puiser à la source de l’identité tchèque : l’épopée de Jan Hus ; et puis le XIXe siècle, post-Révolution française, où l’idée de nation moderne tchèque va se mettre en place. Le XVIIIe siècle, c’est le pont. »
En quelques mots, qui est le personnage de Slávek dans votre roman ?
« C’est un Pragois qui naît au cœur de Prague en 1707. Sa mère est fille d’ouvriers boulangers et son père est un maître d’ouvrage qui travaille à la renaissance de la ville telle qu’on la connaît aujourd’hui. C’est un enfant heureux, aimé de ses parents, et il en très conscient depuis toujours. C’est d’ailleurs sa force. Heureux, sauf que survient la peste en 1713-1714 et qu’ensuite il est victime d’un accident. »
Un accident qui n’est pas totalement fatal. Il va rencontrer à cette occasion un personnage providentiel à bien des égards, le comte Špork, un personnage historique pour le coup. Rappelez-nous qui est ce fameux comte Špork que vous faites croiser la route de manière tragique à votre personnage.
« C’est un comte puissant, riche, mécène, un homme du XVIIIe siècle. Il est à la fois un peu mégalo, mais il a une mentalité de bourgeois. C’est ce qui m’a plus chez lui, c’est son ambiguïté, son côté résistant à la provocation. Il va avoir des problèmes avec des Jésuites, se battant pied à pied, tout en étant catholique et très pieux. C’est un personnage ambigu à souhait et c’est tout ce dont j’avais besoin. Il est ambitieux, philosophe, bon mari, fidèle, bon père aimant : il y a tout chez lui, c’est un catalogue des qualités et des défauts humains. Ce personnage m’a plu. J’avais très peur que cette figure du grand aristocrate germanophone soit parfaitement manichéenne. Je me disais que j’allais devoir inventer un aristocrate romanesque. Mais je n’en ai pas eu besoin car je suis tombée sur Špork. Je voulais que ce soit cet homme-là qui percute le destin de Slávek et qui coupe en deux mon personnage principal. »
Slávek est en effet renversé par la calèche de ce comte. Il perd l’usage de ses jambes. Sa vie en est chamboulée, sauf que ce comte va pourvoir à son éducation et, plus tard, l’employer dans son théâtre en tant que maître de la lumière.
« Il ne lui dit pas maître de la lumière. Slávek va être chargé d’alimenter les lustres en bougies. Je dois dire que Slávek aurait tout à fait reçu une éducation décente et solide car il faisait partie de cette petite bourgeoisie d’artisans pragois. Mais Špork va lui permettre une chose merveilleuse, celle d’avoir un tuteur, le père František qui est aussi un beau personnage que j’aime beaucoup et qui sera décisif dans la vie de Slávek. »
Ce roman est inscrit dans cette Prague du XVIIIe siècle qui a vu Casanova, Mozart et bien d’autres… Au soir de sa vie, Slávek se souvient de ses années de jeunesse et raconte son histoire. En le lisant, j’avais cette scène du film de Miloš Forman, Amadeus, où Salieri se souvient…
« Oui ! C’est très classique, je n’ai pas inventé grand-chose. Je n’avais pas pensé à cela, mais je revois très bien les images du film. En même temps, quoi de plus naturel pour quelqu’un à la fin de sa vie, confiné par l’âge et la maladie, que de faire revivre ceux qu’on a aimés. »
A travers l’histoire de Slávek, c’est toute l’histoire de Prague et de la Bohême au XVIIIe siècle que vous faites intervenir. C’est une Bohême encore déchirée, après de violents conflits religieux. Et puis il y a la Guerre de Sept ans…
« La Guerre de Succession, oui. Slávek nous raconte cette histoire et on traverse ce siècle avec lui. Evidemment, au départ, c’était mon but. J’espère que mon personnage de Slávek est assez attachant humainement pour faire oublier que c’est un roman qui veut faire visiter l’histoire. »
Et puis, l’opéra est au cœur de ce livre…
« Oui, car Slávek va travailler dans le théâtre de Špork, un théâtre où l’on jouait à peu près de tout. A partir de 1724, je crois, Špork va offrir son théâtre à un impresario italien, Denzio, un Vénitien, excellent musicien et chanteur, un couteau suisse de l’opéra. Denzio va animer le théâtre de Špork jusqu’en 1731-1732. C’est là que Slávek va officier et faire la lumière. »
Vous parliez tout à l’heure de cette scission entre le peuple tchèque et allemand. Dans le roman, vous rappelez qu’à partir d’un certain moment, il a existé à Prague deux théâtres, en langue allemande et tchèque….
« C’est évoqué à la fin du roman et ça se passe à la fin de la vie de Slávek qui est bien heureux d’être encore vivant pour pouvoir assister à la création d’un théâtre tchèque où la langue tchèque à son mot à dire. Ce dont je me souviens de cette histoire, c’est qu’il va y avoir une dissension au sein de la troupe du Théâtre des Etats qui vient d’ouvrir, entre ceux qui voudraient donner la parole à un théâtre tchèque et ceux qui refusent le tchèque comme langue de théâtre. On dit l’allemand ou en chante l’italien, mais tout le reste est considéré comme ridicule. Il y a une scission au sein du Théâtre des Etats d’où naîtra le théâtre Bouda, en bas de la place Venceslas, où le tchèque aura droit de cité. »
Cela préfigure tout le mouvement du réveil des nationalités au XIXe siècle…
« Tout à fait. C’est pour cela que cela m’a semblé judicieux de terminer à ce moment : le tchèque a gagné le droit d’exister publiquement. Plus tard, la nation va pouvoir se constituer autour de ce fait linguistique et de la littérature. »
Nous sommes à Kuks pour cet entretien, qui est un lieu assez incroyable, né de l’esprit du comte Špork. Kuks intervient évidemment dans votre roman. Qu’est-ce donc que ce lieu rêvé par Špork et qu’il a créé au milieu de nulle part ?
« Au XVIIIe siècle, les thermes étaient à la mode. A côté de ses terres de Lysá nad Labem, il y avait des sources autour de l’Elbe. Špork avait bien envie qu’elles soient curatives. Ça lui donnait l’occasion de créer une cité idéale, thermale autour de ces sources. Il a fait analyser l’eau de ces sources par quatre savants pragois, et c’était formidable puisque les résultats ont montré que ces eaux, en fait, étaient bien curatives. Špork s’est donc lancé dans son projet. Il a créé cette cité thermale idéale, où il y avait tout : une bibliothèque, un théâtre, un hôpital, le cimetière. C’était une cité rêvée, parfaite…
Une cité où il a attiré de nombreuses personnalités, des architectes, des sculpteurs…
« Le merveilleux sculpteur Matyáš Braun a pu y laisser libre cours à son génie. Špork avait cette intelligence de laisser les artistes s’exprimer. Il n’était pas le seul, mais il l’a fait en leur accordant toute la liberté possible. Špork a rêvé à Kuks une cité idéale. Mon personnage de Slávek est pragois, il ne quittera sa ville qu’à deux occasions, pour se rendre justement dans cette cité idéale de Kuks. »