Les stratégies d’influence et d’incursion de la Chine en République tchèque
Mardi, le site Aktualně.cz a publié une longue enquête qui dévoile comment la société de crédits à la consommation Home Credit du milliardaire tchèque Petr Kellner, qui a d’importants intérêts en Chine, a financé une campagne médiatique pro-Pékin via un réseau d’experts, de journalistes et de politiques afin d’améliorer l’image de la Chine auprès de l’opinion publique tchèque. Cette information ne nous était certes pas connue quand nous avons rencontré Ivana Karásková, spécialiste de la Chine et fondatrice du groupe de travail Chinfluence, mais cet entretien met en lumière les diverses tactiques mises en œuvre, avec succès ou non, par la Chine pour tenter d’influencer le narratif qui la concerne. Les révélations de l’enquête d’Aktualně.cz viennent éclairer d’un jour nouveau notre interview.
Ivana Karásková, bonjour. Vous êtes analyste pour l’Association pour les questions internationales (AMO), spécialiste de la Chine, et à l’origine d’un projet intitulé Chinfluence. Comment est né ce projet Chininfluence ?
« Ce projet est né en 2017. Nous observions la façon dont la République tchèque prenait position par rapport à la Chine et nous trouvions intéressant d’analyser qui domine le discours dans les médias tchèques. Nous avons également invité nos analystes en Slovaquie, en Pologne et en Hongrie à participer et nous avons fait cette étude dans ces pays-là également. Nous avons donc couvert tout le groupe de Visegrád. Nous avons observé la façon dont les médias parlent de la Chine, qui sont les responsables principaux qui parlent de la Chine, pourquoi et de quelle manière. »Quelles en ont été les conclusions ?
« Nous avons été très surpris de découvrir que le discours sur la Chine est très différent selon les pays du groupe de Visegrád. En Pologne par exemple, il était très positif, mais en République tchèque, il était très négatif en comparaison avec les trois autres pays. La position tchèque est assez unique. Cela nous a beaucoup surpris. Nous avons examiné la façon dont les médias parlaient de la Chine au cours des six années précédentes. Nous avons découvert que bien que les politiciens tchèques aient promis des avantages économiques en échange de l’abandon par la République tchèque de sa traditionnelle politique des droits de l’Homme, les médias tchèques n’ont jamais accepté ce discours et ont continué à parler de la Chine sous un angle négatif. Ce qui nous a intéressés également, c’est que lorsqu’un un investisseur chinois est entré dans le capital de médias tchèques, ces derniers ont totalement changé de façon de parler de la Chine, vers une approche essentiellement positive. »
Le moins que l’on puisse dire c’est que les relations tchéco-chinoises donnent lieu à une polarisation des positions : d’un côté, un président tchèque, Miloš Zeman, qui se targue d’entretenir de bonnes relations entre les deux pays, d’un autre côté, des politiciens qui souhaiteraient revenir à la politique étrangère de l’époque de la présidence de Václav Havel, plus axée sur les droits de l’Homme. Comment a-t-on pu passer d’une approche de ces relations à la Chine, de manière aussi radicalement opposée ?
« Après 1989, la République tchèque avait une position très radicale sur la Chine. Après notre entrée dans l’Union européenne, nous avons été le pays le plus critique vis-à-vis de la Chine parmi tous les Etats-membres. Comme vous l’avez dit, le président Zeman a essayé de changer la donne à partir de 2013. Il a lancé sa politique de diplomatie économique et d’abandon des droits de l’Homme. Au même moment, la Chine a commencé à lorgner sur les pays d’Europe centrale et orientale. Elle a créé la ‘Plateforme 16+1’, devenue depuis ‘Plateforme 17+1’. L’intérêt était des deux côtés. Pourtant, il n’y a eu en réalité en République tchèque aucuns avantages économiques concrets. La plupart des projets n’en sont resté qu’au stade de projets… La société CEFC, qui était en quelque sorte le porte-étendard des investissements en Tchéquie, s’est soldée par un gros scandale et elle a dû se retirer du pays. L’entreprise d’Etat chinoise CITIC a dû reprendre ses investissements. Il y a toujours eu une pression de la part de l’opposition en Tchéquie pour que ne soit pas abandonnée la politique de Václav Havel. On est donc devant deux camps opposés bien marqués, sans juste milieu. »Les relations tchéco-chinoises ont pris un coup récemment, avec la décision de la mairie de Prague de révoquer l’accord de partenariat signé en 2016 par la municipalité précédente avec la ville de Pékin. On a l’impression que le nouveau maire de Prague, Zdenek Hřib (Pirates) souhaite renouer avec cette politique davantage axée sur les droits humains. Quelles conséquences cette escalade des tensions entre les deux villes peuvent-elles avoir ?
« En effet, le nouveau maire essaye de renouer avec cette tradition de diplomatie étrangère chère à Václav Havel. Ce qui le gênait particulièrement, c’était l’article de l’accord de partenariat selon lequel la ville de Prague reconnaissait le principe de la Chine unique. Il estime que la politique étrangère n’a rien à faire dans un accord de partenariat entre deux villes. Pékin a décidé de révoquer l’accord, craignant de perdre la face si Prague le faisait avant. Le maire de Prague a poursuivi son idée et vient d’annoncer que la capitale tchèque allait signer un accord de partenariat avec la ville de Taipei. »
« A l’heure actuelle, les relations entre la République tchèque et la Chine ne sont pas du tout bonnes. C’est le résultat d’une escalade des tensions. La Chine a envoyé à Prague un nouvel ambassadeur qui, disons, ne gère pas très bien les choses, contrairement à sa prédécesseure. Il agit par la force et ne cesse de faire pression sur des choses que l’ambassade de Chine ne peut vraiment pas influencer, comme la politique de la ville de Prague par exemple : celle-ci est autonome et même le ministère tchèque des Affaires étrangères ne peut, ni ne veut intervenir dans ses compétences. »« Donc les relations sont mauvaises. Elles s’étaient déjà envenimées l’an dernier, avant Noël. A l’époque, le Bureau national pour la sécurité cybernétique et d'information (NÚKIB) a émis un avertissement sur les produits de la société chinoise Huawei. L’ambassadeur chinois a demandé à rencontrer le Premier ministre Andrej Babiš. Ce qui en est ressorti n’est pas très clair, mais une chose est sûre : l’ambassadeur chinois a ensuite déclaré sur Facebook - un choix d’ailleurs étrange pour s’exprimer - que le Premier ministre tchèque serait désormais plus obligeant vis-à-vis de Huawei. Sur ce, Andrej Babiš a traité l’ambassadeur de menteur. Depuis, les relations sont glaciales. Et ça ne s’est pas amélioré avec les représailles de Pékin contre Prague, en annulant la venue d’ensembles musicaux pragois dans la capitale tchèque. »
La question de l’influence chinoise dans les pays occidentaux, comme de l’influence russe, est particulièrement cruciale en Tchéquie. Comment s’exerce-t-elle le plus ? Via les médias ? Via des organisations telles que les Instituts Confucius ? Je rappelle qu’il en existe un à Olomouc et qu’un second va ouvrir à Prague…
« Il y a tout un ensemble de choses que la Chine s’efforce de faire en République tchèque. Au départ, elle a essayé d’influencer les élites politiques et économiques. C’est le modèle chinois : procéder de haut en bas, alors que les Russes, eux, préfèrent procéder de bas en haut en essayant d’influencer la population et en attendant qu’un politicien s’empare du sujet en le faisant sien. Donc les Chinois procèdent du haut vers le bas, mais en même temps, comme vous le dites, ils ont des stratégies variables pour influencer le discours tchèque. Ce peut être via les médias, via un rachat de média, mais aussi en investissant dans des suppléments sponsorisés qui semblent faire partie intégrante d’un journal papier. Ou alors en faisant pression sur des médias pour qu’ils ne publient pas une information. Mais en effet, cela passe aussi par l’ouverture de ces Instituts Confucius. »Cela dit, visiblement, comme vous le disiez tout à l’heure, cette stratégie de pression, sur les médias notamment, ne fonctionne pas vraiment…
« Je ne pense pas. La Chine est dans le collimateur des services de renseignement tchèques qui mettent en garde contre les dangers qu’elle représente désormais, comme la Russie. A l’heure actuelle, il existe en République tchèque de nombreux projets, dont Chininfluence, qui ont pour mission de dévoiler les activités chinoises, qui décrivent les activités de la Chine, dans quelle mesure ses stratégies marchent ou pas. Nous avons encore un second projet intitulé CHOICE (China Observers in Central and Eastern Europe), qui analyse l’ensemble de la région, soit 17 pays d’Europe centrale et orientale. Nous échangeons des informations sur le sujet à cette échelle régionale, bien plus importante. »Récemment, l’Université Charles, une institution respectée, s’est retrouvée sous le feu des projecteurs : un professeur avait reconnu avoir été financé par l’ambassade chinoise et certains cours donnés au sein de l’Université visaient à faire la promotion de certains projets chinois tels que la fameuse « Route de la Soie ». Tout ceci donne le sentiment que ces derniers temps les incursions chinoises dans diverses institutions sont légion…
« Nous savions depuis longtemps que la Chine essaye d’infiltrer des institutions académiques. Mais nous n’avions aucune preuve de la façon dont elle s’y prend. Bien sûr, nous savons que c’est le cas au Canada, en Australie, en Amérique du Nord, mais nous n’avions aucune information sur de telles pratiques en Europe centrale. Selon nous, c’est très bien que ce scandale à l’Université Charles ait éclaté car cela nous permet de voir comment la Chine travaille. Ce qui m’a personnellement surprise, ce n’est pas seulement que la Chine ait sponsorisé des conférences. Cela se savait, d’autant plus qu’il y avait le logo de l’ambassade de Chine sur les programmes des conférences. Mais le fait que la Chine ait financé un cours ‘prochinois’, cela m’a vraiment choquée puisque moi-même j’enseigne et j’ai un cours sur la Chine à l’Université Charles. En outre, le professeur qui animait ce cours sélectionnait certains de ses étudiants auxquels était ensuite proposé, via l’ambassade de Chine, de participer au projet Bridge for the Future et de participer à un séjour de huit jours en Chine, tous frais payés. Cela m’a vraiment choquée. A l’heure actuelle, l’Université Charles organise un audit interne, essaye de réviser son codex éthique et son règlement disciplinaire. Elle essaye de déterminer comment quelque chose comme cela a pu se produire et comment faire pour que cela ne se reproduise plus. »Le dernier rapport annuel des services de renseignement tchèque évoque ces méthodes développées par les autorités chinoises pour essayer de recruter des personnalités dans le pays, scientifiques ou autres, en les invitant par exemple à des conférences en Chine afin de gagner, potentiellement, leurs sympathies…
« C’est une technique connue en effet. La Chine essaye de recruter des professeurs via des réseaux sociaux tels que LinkedIn. Il y a de nombreux rapports existants sur la question, notamment français. La stratégie est connue et notamment pour les personnes qui sont spécialistes de la Chine. Quand ils se rendent à des conférences, ils doivent être prudents. J’imagine que pour d’autres domaines, telles que les sciences naturelles, les scientifiques doivent être moins concernés. »
Existe-t-il des exemples d'interventions chinoises pour demander à un média ou une institution de se censurer ou de modifier un contenu publié ?
« Il arrive souvent que des journalistes reçoivent un coup de téléphone de l’ambassade de Chine à Prague, où un employé leur reproche telle ou telle partie de leur article. C’est quelque chose que les journalistes rechignent à reconnaître parce qu’ils ne veulent pas que leur nom soit associé à ce type d’affaires, mais c’est quelque chose qu’ils ont pu nous confier en ‘off’. L’ambassade les invite à prendre un thé, pour leur expliquer ce qu’ils auraient dû dire dans leur article. Cela m’est d’ailleurs arrivé à moi aussi. Je travaillais sur un projet concernant Taïwan, j’ai été conviée à l’ambassade de Chine et j’ai eu droit à une leçon d’une heure sur les différences entre la Chine et Taïwan. J’ai pris cela comme étant le devoir de ce diplomate de me faire la leçon sur la question. »En 2005, le groupe chinois CEFC a investi dans la presse en Tchéquie, plus particulièrement dans le groupe Empresa Media qui possède la chaîne de télé TV Barrandov et l’hebdomadaire Týden. Vous avez suggéré au début de cet entretien qu’il y avait eu des changements dans la ligne éditoriale. Lesquels ?
« La société CEFC a fait faillite et c’est l’entreprise chinoise d’Etat CITIC qui a repris ses actifs. Il est intéressant de noter que CITIC revend la plupart de ses investissements, mais pas en République tchèque… Il peut y avoir de nombreuses explications, l’une d’entre elles étant que ce rachat lui a coûté cher et que personne ne veut faire de même. La deuxième raison peut être la suivante : nous savons que le président Zeman a adressé une lettre personnelle à son homologue chinois, lui demandant de ne pas vendre ces investissements en Tchéquie. D’ailleurs cette lettre n’est pas du tout passée par le canal diplomatique, mais directement via la chancellerie du président tchèque… Donc la société CITIC est toujours en partie actionnaire du groupe Empresa Media. »
« Nous avons découvert que dès l’entrée de la société CEFC dans le capital de ce groupe, la façon de parler de la Chine dans ces médias a radicalement changé. Auparavant, les informations et commentaires sur la Chine étaient variés : positifs, négatifs et neutres. Mais par la suite, le ton a été largement et exclusivement positif. Outre, le ton, les thèmes abordés ont également changé. Les sujets sur la Plateforme 17+1 et la Nouvelle Route de la Soie sont soudain devenus plus nombreux. Nous avons procédé à la même analyse d’une quarantaine d’autres médias tchèques, publics ou privés, et, en comparaison, les deux médias détenus par des capitaux chinois évoquaient clairement beaucoup plus ces deux sujets que les autres. »Le cas de TV Barrandov est d’autant plus particulier en raison de la personnalité de Jaromír Soukup, entrepreneur et présentateur quasi exclusif de la Chine, proche de M. Zeman qui pousse pour une plus grande collaboration avec la Chine. C’est un mélange des genres assez spécial…
« Tout à fait. Une fois par semaine, le président Zeman accorde un entretien exclusif à Jaromír Soukup sur sa chaîne. Bénéficiant d’une audience importante, la chaîne TV Barrandov a joué un certain rôle pendant la dernière élection présidentielle. On peut se dire qu’il s’agit d’une chaîne vraiment étrange, peu suivie, mais le fait que toutes les semaines, le président s’y exprime et puisse y parler pendant une heure sans être interrompu ou contredit, en fait un média qui peut facilement influencer l’opinion publique. »La Chine cherche-t-elle à influencer l’opinion publique, comme peut le faire la Russie, via des médias dits « alternatifs », comme peut l’être ce site tchèque Parlamentní Listy, très controversé parce qu’il donne la parole à des personnalités pro-russes et souvent accusé de diffuser des fake news ?
« Oui. Particulièrement dans les pays où le narratif sur la Chine n’est pas positif, elle se replie sur les médias alternatifs. On peut se dire que c’est parce que les grands médias refusent de relayer son narratif, donc elle n’a pas vraiment le choix. Mais il y a une autre interprétation : c’est délibéré, elle sait pourquoi ces médias alternatifs sont importants et quelle partie de la population elle veut toucher. Cette stratégie, on la voit en République tchèque mais on la retrouve aussi en Slovaquie, en Pologne. Ces médias alternatifs pour le moins étranges, qui publient souvent des informations controversées, ou qui se félicitent d’être payés pour le faire, sont des médias qui proposent aussi très fréquemment des entretiens avec des ambassadeurs chinois. »