Taïwan : « Il n’existe pas une seule politique tchèque vis-à-vis de la Chine »
« Je suis un Taïwanais », a déclaré Miloš Vystrčil devant les députés taïwanais, ce mardi, en référence à l'ancien président américain J. F. Kennedy et à sa célèbre formule « Ich bin ein Berliner ». Quand bien même la visite du président du Sénat tchèque est hautement symbolique, ne serait-ce qu’en raison des réactions outragées qu’elle a suscitées à Pékin, cette déclaration très forte a surpris plus d’un observateur. Pour la chercheuse Ivana Karásková, spécialiste de la Chine et fondatrice du groupe de travail Chinfluence, ces paroles pourraient bien être teintées d’ambitions politiques ultérieures, comme elle nous l’a confié dans un entretien sur cette visite en apparence guidée par de la diplomatie économique, mais en réalité bien plus chargée de sens. Avant de revenir sur tous ces aspects, Ivana Karásková a rappelé au micro de RPI dans quel contexte des relations tchéco-chinoises cette visite officielle très particulière s’inscrivait.
« C’est une situation relativement complexe. En République tchèque, il n’existe pas une seule et unique politique vis-à-vis de la Chine. En réalité, de nombreux acteurs politiques ont leur propre politique chinoise. Le président Zeman défend une certaine ligne politique internationale, le gouvernement en a une autre, le Premier ministre Andrej Babiš, le ministre des Affaires étrangères Tomas Petříček. Bien entendu, le fait que le ministère des Affaires étrangères se trouve dans une situation aussi compliquée, et en position de relative faiblesse, permet à de nombreux autres acteurs de se mêler de ces questions. Par exemple, le maire de Prague Zdeněk Hřib qui s’est lancé activement dans ce sujet, tout comme le président du Sénat Miloš Vystrčil. Ce dernier justifie son déplacement en disant qu’il s’agit d’une visite d’ordre économique qui apportera de vrais résultats, contrairement aux ambitions du président Zeman qui n’ont pas donné lieu à tant d’investissements chinois que cela et n’ont pas abouti à la création d’emplois escomptée. Miloš Vystrčil avance aussi la question des valeurs. Selon lui, la République tchèque doit montrer qu’elle se tient droit dans ses bottes, qu’elle peut s’opposer à la République populaire de Chine. C’est pour cette raison que sa visite est tellement suivie en République tchèque : il ne s’agit pas seulement de diplomatie économique, mais aussi d’une prise de position sur la question des valeurs. »
Miloš Vystrčil effectue cette visite prévue à l'origine par son prédécesseur Jaroslav Kubera, décédé soudainement au début de l'année. On a beaucoup parlé dans les médias tchèques des pressions exercées par Pékin sur ce dernier, qui ont peut-être nui à son état de santé. Sa veuve notamment semble en être convaincue. Qu'est-ce que cela vous inspire ?
« Il est difficile de s’exprimer sur la question. Madame Kubera vient de perdre son compagnon de vie. Evidemment, elle voit les choses sous un certain angle. Il est possible que la pression exercée sur Jaroslav Kubera par l’ambassade de Chine et par la chancellerie présidentielle tchèque ait contribué dans une certaine mesure à son infarctus. Mais la réalité est que nous n’en savons pas grand-chose. Il est difficile de dire précisément quelles ont été les raisons de cet infarctus. De nombreuses théories du complot sont nées de cet incident, estimant que la Chine y était pour quelque chose. Personnellement je ne le pense pas. Certes, il prévoyait de se rendre à Taïwan en février 2020 et il est mort un mois plus tôt. Côté chinois, on a sans doute dû souffler, mais son successeur Miloš Vystrčil a quand même décidé de s’y rendre. Donc, cela n’a rien changé pour la Chine. »
En tout cas, les pressions côté chinois existent au moins en mots. Quelles sont-elles concrètement ces derniers mois? Y a-t-il eu des mesures de rétorsion venant de Pékin ? Au cours des derniers mois, marqués par la pandémie, la Tchéquie a acheté en masse du matériel médical à la Chine, ce qui laisse à penser que les relations bilatérales ne sont pas aussi perturbées que cela ?
« Notre projet MapInfluenCE a répertorié les outils utilisés par la Chine en Europe centrale. Nous avons réalisé que la Chine essaye toujours de faire pression, d’agiter une sorte de bâton symbolique, tout en mobilisant les acteurs locaux afin que ce soient eux qui empêchent la promotion d’une politique qui ne convient pas à la Chine. D’une certaine façon, la Chine fait de l’‘outsourcing’, elle externalise les pressions sur les acteurs politiques locaux et se cache derrière. Mais en réalité, la Chine n’a pas beaucoup de moyens de punir la République tchèque, que ce soit d’un point de vue économique ou politique. Politiquement, nous n’avons pas grand-chose en commun avec la Chine, nous n’avons pas d’agenda particulièrement fort qu’il faudrait à tout prix défendre et pour lequel nous aurions besoin de la Chine en tant que partenaire. Et ce, contrairement à l’Allemagne qui essaye de défendre une politique écologique et d’œuvrer contre le réchauffement climatique. Pour la République tchèque, ce n’est pas du tout un thème important. D’un point de vue économique maintenant, c’est une question très intéressante. En réalité, la Chine a beaucoup moins investi en République tchèque que Taïwan ou d’autres investisseurs asiatiques, comme le Japon ou la Corée du Sud. Si la Chine décidait d’un jour à l’autre de retirer ses investissements par mesure de rétorsion, elle punirait en réalité les entreprises chinoises. Il y aurait un effet boomerang qui ne serait donc pas très logique. La République tchèque est liée au marché unique européen qui est bien plus important pour nous. Notre orientation économique vers les pays occidentaux est bien plus importante que celle vers les pays plus à l’est. Mais, en effet, les pressions verbales sont très importantes, et par ricochet la pression médiatique également. »
Lundi, on a appris que le ministre des Affaires étrangères chinois Wang Yi avait menacé le président du Sénat tchèque, évoquant le fait de lui « faire payer le prix fort » pour cette visite. Comment comprendre cette menace non-voilée ? Que peut- il se passer concrètement pour Miloš Vystrčil ?
« Je pense que concrètement, il ne peut rien arriver à Miloš Vystrčil. La Chine n’a absolument aucun levier qu’elle pourrait utiliser contre lui. En ce qui concerne des pressions en République tchèque, la Chine peut tout à fait les exercer en ‘punissant’ par exemple des entreprises tchèques implantées à l’étranger. Mais d’un point de vue macro-économique, je pense que ça n’a pas grande importance pour la République tchèque. Nous craignons surtout que la Chine ait recours au ‘modèle norvégien’. En 2010, la Norvège a attribué le prix Nobel de la paix au dissident chinois Liu Xiaobo. Pendant deux ans, Pékin s’est vengé en s’en prenant aux exportations de saumon norvégien vers la Chine. Encore une fois, d’un point de vue économique, cela n’a pas eu de conséquences pour la Norvège, mais d’un point de vue politique et médiatique, il s’agissait d’une telle pression que finalement, le gouvernement norvégien a décidé d’arrondir les angles avec la Chine pour éviter cet embargo informel sur le saumon. La République tchèque est actuellement en période pré-électorale. Miloš Vystrčil a devant lui les élections sénatoriales en octobre, l’an prochain se dérouleront les législatives et en 2023 l’élection présidentielle. Dans tous les scrutins précédents, la question de la Chine a été importante et chaque parti à une position particulière sur la Chine. Même si la pression n’est pas concrète, l’agitation médiatique autour de ce thème peut avoir des conséquences politiques. »
Comment comprendre la ligne de fracture qui existe en Tchéquie, entre d'un côté des politiciens qui affirment leur droit à l'indépendance vis-à-vis des relations avec la Chine (comme le maire de Prague ou le président du Sénat) et ceux qui défendent une relation bilatérale renforcée (comme le président tchèque) ? Quelle est la position officielle du gouvernement tchèque au milieu de ces deux camps irréconciliables ?
« Vous avez raison : le gouvernement tchèque actuel se trouve en porte-à-faux. D’un côté vous avez des opposants à la Chine qui sont particulièrement visibles dans l’espace médiatique, de l’autre, le président Zeman et ses partenaires économiques et politiques, ses étranges conseillers, qui ont poussé pour plus d’exportations tchèques vers la Chine. Le gouvernement tchèque se trouve quelque part au milieu. Il est dans une situation délicate et doit trouver un équilibre entre les deux. A quelques réserves près, le gouvernement est pro-européen et pro-atlantiste. Mais il ne faut pas oublier aussi que le gouvernement est au pouvoir essentiellement grâce au soutien des communistes qui ont des positions particulières vis-à-vis de la Russie et de la Chine. Dans le même temps, le gouvernement est sous la pression du président qui est lui-même pro-russe et prochinois. En outre, le président bénéficie d’une grande influence sur certaines catégories d’électeurs, à la campagne et chez les personnes âgées. Comme je le disais, l’an prochain se dérouleront les élections législatives, donc il n’est pas dans l’intérêt du Premier ministre Andrej Babiš de rentrer dans une querelle avec le président autour de la Chine – ou de la Russie d’ailleurs. Donc officiellement, la République tchèque respecte les accords qui la lient avec la Chine, officiellement elle est pro-européenne et pro-atlantiste, mais sur l’échiquier intérieur elle doit être très prudente sur ses prises de position. »
Quand Miloš Vystrčil déclare devant les députés taïwanais « Je suis un Taïwanais », qu’est-ce que cela vous inspire ?
« C’est une phrase très belle qui évoque beaucoup de choses, ce qui est bien entendu la raison pour laquelle elle a été utilisée. Je pense qu’elle va avoir un vrai écho à Taïwan. J’ai été assez surprise qu’il aille aussi loin. Peut-être que c’est exagéré, mais j’ai le sentiment qu’avec cette phrase, il a lancé sa campagne présidentielle. »