Vladimír Špidla : « L’adhésion de la République tchèque à l’UE a été un succès »
Il y a 15 ans de cela, le 1er mai 2004, la République tchèque et neuf autres pays d’Europe centrale et de l’Est adhéraient à l’Union européenne (UE). Un anniversaire que certains Tchèques célèbrent plus que d’autres… Parmi eux, l’ancien Premier ministre social-démocrate et commissaire européen Vladimír Špidla qui, entre 2002 et 2004, en sa qualité de chef du gouvernement, a dirigé le processus d’adhésion et ainsi conduit, pourrait-on dire, la République tchèque jusqu’à Bruxelles. Francophile, Vladimír Špidla est l’invité de Radio Prague pour cet anniversaire, d’abord pour évoquer ses souvenirs, mais pas seulement :
« Les souvenirs sont nombreux même s’ils sont quelque peu voilés de brume, car le travail mené à l’époque a été énorme. Nous parlions même alors d’une tempête législative, car il y avait de nombreux aspects techniques, politiques et organisationnels qu’il convenait de régler. L’après-référendum a donc d’abord été un moment de grand soulagement et de bonheur. »
Ce quinzième anniversaire constitue-t-il un événement qu’il convient de célébrer ?
« Très certainement, car cette adhésion a été un vrai succès pour la République tchèque et les autres pays d’Europe centrale. C’est elle qui nous a permis de revenir au sein de l’espace culturel et politique auquel nous appartenons. »
Depuis la révolution et la chute du régime communiste en Tchécoslovaquie, on évoquait ce « retour dans l’Europe ». Géographiquement, les pays tchèques ont toujours fait partie de l’Europe. Comment donc interpréter cette revendication ?
« Bien évidemment, cela est vrai tant d’un point de vue géographique que culturel. Mais, après la Deuxième Guerre mondiale, nous avons fait partie du système socialiste derrière le rideau de fer et, d’une certaine façon, n’appartenions plus à l’Europe que nous voulions. »
Si ce « retour dans l’Europe » vous apparaissait donc comme une évidence, était-ce aussi le cas pour les pays d’Europe de l’Ouest déjà membres de l’UE ?
« La situation différait selon les pays. Si je me souviens bien, cette intégration semblait naturelle aux yeux de nos voisins allemands. Plus généralement, la plupart des autres pays envisageaient la chose plus ou moins de la même manière, leur attitude était positive. Mais, par exemple, tandis que les Portugais étaient très partisans de cet élargissement, les Espagnols et les Français, eux, l’étaient déjà moins. »
« Le résultat du référendum a été un grand soulagement »
Dix pays ont adhéré à l’UE en 2004. N’était-ce pas une situation désavantageuse ? N’aurait-il pas été préférable d’intégrer progressivement ces différents Etats ?
« C’était une belle idée, mais elle était impossible. Au fond, quelle était la raison de l’intégration de l’Europe centrale à l’UE ? C’était d’abord l’effondrement du bloc soviétique. Or, l’Europe centrale s’est retrouvée libre très vite et personne ne savait très bien quelles seraient les conséquences de cette évolution. On a vu ce que cela a donné dans l’ex-Yougoslavie avec l’éclatement d’une guerre féroce. Les risques de conflits étaient donc importants. C’est pourquoi l’intégration de ces dix pays était davantage un processus historique qu’une décision libre. »
Cette adhésion a été précédée, un an auparavant, d’un référendum. Aviez-vous des craintes quant à son issue (organisé en juin 2003, ce référendum a abouti à une victoire du « oui » à 77,3% pour un taux de participation de 55,21%) ?
« Il n’existe aucune certitude sur Terre. Je n’étais donc sûr de rien. C’était quelque chose de tellement important et de tellement stratégique… Vous savez très bien que l’issue d’un référendum est toujours ouverte. Alors, certes, je supposais que cela allait bien se passer, mais je n’avais certainement pas de certitudes. J’étais même très inquiet. L’annonce du résultat a donc été un grand soulagement pour moi. Je considère d’ailleurs ce moment comme le sommet de ma carrière politique. »
Le débat sur les thèmes européens qui a précédé le référendum était-il différent du débat actuel ?
« Il me semble qu’il n’était pas très différent. La campagne qui a précédé le référendum a d’abord été une bataille politique. Les positions positives étaient plus clairement exprimées qu’aujourd’hui. Mais il y avait aussi déjà des eurosceptiques, parmi lesquels, malheureusement, le président de la République Václav Klaus. »
Dans quelle mesure la participation de Václav Klaus vous a-t-elle compliqué la tâche dans la campagne en faveur du « oui » ? Autant cette adhésion était pour vous un mariage de cœur, autant pour Václav Klaus – même si c’est lui en sa qualité de Premier ministre qui a signé la demande d’adhésion en 1996 -, il s’agissait d’un mariage de raison, et même à contrecœur…
« Václav Klaus a dit qu’il avait voté contre l’adhésion. Clairement, c’était un vrai problème politique. Cela m’a contraint à beaucoup d’efforts pour éliminer Václav Klaus. »
Qu’est-ce que les Tchèques attendaient précisément de l’UE au moment de leur adhésion ? Quels étaient leurs espoirs ?
« De manière générale, disons le progrès, dans tous les sens du terme : politique, économique et social. Naturellement, certains groupes de personnes avaient des idées plus précisés. Par exemple, je me souviens que les écologistes espéraient un approfondissement de leur domaine de compétence. »
Si un nouveau référendum devait se tenir aujourd’hui, le résultat serait-il similaire à celui de 2003 ? Si l’on s’en tient, les Tchèques sont le peuple européen le moins enthousiaste quant à l’UE ?
« C’est vrai, la question est légitime. Mais on peut aussi faire dire aux chiffres que l’acceptation de l’UE en République tchèque augmente. A mes yeux, il s’agit même d’une croissance assez rapide. Il faut se souvenir que la situation était déjà mitigée avant le référendum et que les avis étaient partagés. Cela est resté une question de campagne et de travail politique. C’est pourquoi je veux croire que le résultat serait aujourd’hui plus ou moins le même qu’il y a quinze ans de cela. »
« Souvenez-vous de la panique en France à l’évocation du plombier polonais… »
Néanmoins, comment expliquer cette forme de rejet de tout ce qui vient de Bruxelles ? Est-ce parce que ces quinze années passées n’ont pas répondu aux attentes ?
« C’est une question complexe… Si on analyse bien les sondages, on se rend compte d’une chose un peu surprenante, à savoir que les Tchèques ne veulent pas que l’UE fonctionne comme un Etat. En revanche, dès que vous leur parlez par exemple d’une armée européenne, ils y sont favorables. Ils veulent donc bien d’un Etat au niveau opérationnel, mais pas au niveau stratégique. C’est là un paradoxe qui crée des tensions. C’est compliqué, j’en conviens. N’empêche que si je m’en tiens au dernier sondage que j’ai vu passer, s’il devait y avoir un nouveau référendum, 70% des Tchèques voteraient ‘oui’. Je trouve que c’est une estimation plutôt réaliste. »
Reste que même si la République tchèque ne constitue pas une exception - et le constat est le même dans d’autres pays -, l’enthousiasme pour l’Europe n’y est pas débordant… On entend souvent comme reproche que la République tchèque veut bien de l’UE pour profiter des avantages, et notamment des subventions, en revanche, dès qu’il s’agit de faire preuve de solidarité, c’est un refus qui est opposé de Prague…
« Je pense que c’est plus compliqué que cela. Je me souviens que le fameux plombier polonais et l’électricien tchèque avaient suscité une panique en France au moment de l’élargissement en 2004. Alors, bon, juger de façon stricte n’est pas juste. »
« Je me souviens aussi de la crise migratoire qui avait frappé l’Espagne aux alentours de 2006 et des conflits que j’ai eus avec des politiciens français parce qu’ils n’étaient absolument pas solidaires avec l’Espagne. Alors, oui, il y a des problèmes. Le refus de la République tchèque d’accueillir des réfugiés a sans doute été une erreur. Les politiques ont manqué d’habileté. Mais rappelons aussi que la République tchèque a accueilli quelque 60 000 immigrés en provenance de Yougoslavie pendant la guerre, et que la majorité d’entre eux étaient de confession musulmane. »
« Ne pas avoir adopté l’euro a été une erreur »
La République tchèque est très dépendante économiquement de son appartenance à l’UE et de la proximité de l’Allemagne. Plus de 80% des exportations tchèques sont destinées au marché européen. N’est-ce pas une donnée trop souvent omise ?
« Mais l’Allemagne est elle aussi dépendante de la République tchèque, comme la France est dépendante de l’UE. C’est partout plus ou moins la même chose. Mais c’est vrai que beaucoup de Tchèques considèrent l’UE essentiellement comme un projet économique, alors que c’est une erreur. Il faut de la pédagogie pour expliquer que l’UE est d’abord un projet politique qui a permis d’assurer la paix, la reconstruction de l’Europe après la guerre et, aujourd’hui, par exemple, de faire face aux défis écologiques. »
Ces grandes idées comme la paix – que beaucoup d’Européens considèrent comme un acquis - ou la coopération entre les peuples sont-elles des choses que les politiques tchèques ont envie de vendre à leurs électeurs ? La situation aujourd’hui n’est plus celle de l’après-guerre.
« Il y a des partis comme TOP 09 (droite conservatrice-libérale et pro-européenne) ou certains sociaux-démocrates qui s’y efforcent, et d’autres comme l’ODS (droite conservatrice) ou le parti communiste qui sont contre. Il n’existe pas de ligne magistrale en République tchèque. C’est davantage une ligne de conflit. »
En 2016, lorsque l’ambassade de France à Prague vous a décoré de la Légion d’honneur, vous avez qualifié l’intégration européenne de « miracle ». La République tchèque, à la différence de la Slovaquie, et alors qu’elle remplit les critères, a fait le choix de ne pas rejoindre la zone euro. Quel est votre avis sur cette position ?
« Je pense que c’est une erreur. Quand j’étais Premier ministre, nous avions entamé les préparatifs et tablions sur une adhésion en 2009. Malheureusement, ça ne s’est pas fait. La position tchèque n’a pas évolué depuis. La République tchèque est un pays de taille moyenne à l’échelle de l’UE. Elle n’est pas de grande force, mais elle pourrait être influente. Pour cela, il me semble toutefois indispensable de rejoindre la zone euro. Nous passons à côté d’un outil qui nous permettrait de peser davantage sur le cours de certaines choses. »
« Regardez la Slovaquie, c’est évident. En exagérant un peu, on pourrait dire que la Tchécoslovaquie s’est partagée en deux pays en 1993, mais que l’adoption de l’euro par la Slovaquie en 2009 peut être considérée comme le moment où les deux pays se sont définitivement séparés. »
Les élections européennes approchent à grands pas. Avec 18%, le taux de participation en 2014 avait été le deuxième le plus faible de toute l’UE lors des précédentes en 2014. Quels sont cette année les principaux thèmes d’une campagne qui n’a pas encore véritablement démarré ?
« Si je m’en tiens à mon expérience, ces élections intéressent les Tchèques. Le message le plus important est que nous voulons compter parmi les membres de la première classe. Nous avons toujours un peu le sentiment que ce n’est pas le cas. L’égalité est donc, selon moi, le point central de cette campagne. »
Vous attendez-vous à une participation plus importante cette année ?
« Je ne suis pas pessimiste. Je pense que ce sera un peu mieux qu’en 2014, mais pas beaucoup non plus. Je miserais sur un peu plus de 20%. Mais quelles que soient les élections en République tchèque, la participation est toujours relativement faible. Reconnaissons donc que ce chiffre de 20% n’est pas formidable, mais, comparé encore une fois aux autres élections, il n’est pas catastrophique non plus. »
« Dans quinze ans, la République tchèque sera toujours au centre de l’UE »
Que vous inspire la volonté d’Emmanuel Macron de réformer l’UE ? Ne redoutez-vous pas une Europe à deux vitesses avec une République tchèque qui, comme vous le dites vous-même, ne compterait pas parmi les membres de la première classe et se retrouverait en marge des pays souhaitant une intégration plus importante ?
« Si ! Je crains ce scénario, car c’est un réel danger. Cela ne dépend pas tant des pays qui désirent plus d’intégration que de notre propre volonté. Nous serions capables de surmonter cet obstacle, mais l’adoption à l’euro resterait bien évidemment le nœud du problème. L’intégration dans la zone euro va s’approfondir, c’est là que se situera la ligne décisive de l’UE. Malheureusement, la volonté du gouvernement tchèque actuel est faible, car il est très orienté sur l’opinion publique. L’euro est une question compliquée, c’est pourquoi le gouvernement préfère ne pas l’aborder. »
Quelle sera la place de la République tchèque dans l’UE en 2034 ?
« Nous sommes au centre de l’UE, et je crois que nous y resterons. »
Si vous avez répondu à nos questions en français, est-ce grâce à l’appartenance de la République tchèque à l’UE ?
« C’est aussi grâce au système éducatif tchèque ! J’ai étudié l’histoire à l’Université Charles, et étudier l’histoire européenne et de l’Europe centrale sans connaissances de l’allemand et du français est presque impossible. »