A Prague, une galerie d’art contemporain se change en logement AirBnb
La galerie NoD, dans la vieille Prague, propose actuellement une exposition des plus étonnantes : un bel appartement décoré comme une galerie d’art contemporain, qu’il suffit de réserver sur AirBnb pour pouvoir le visiter. Visite avec Pavel Kubesa, commissaire de l’exposition.
« Un appartement neuf dans le centre de Prague, un lieu de vie unique, à quelques pas des lieux culturels de Prague. » Voilà en substance ce que l’on peut lire sur le site d’AirBnb en guise de présentation de l’appartement de la galerie NoD. L’accès est limité à ceux qui réservent un minimum de deux nuits sur la plateforme de location de logement. Une contrainte qui a de quoi dérouter les éventuels visiteurs.
« D’habitude, la galerie est conçue comme un espace ouvert au plus grand nombre, l’entrée y est gratuite. Mais pour l’occasion nous avons changé les règles. Si vous venez et voulez entrer, ce n’est pas possible. Nous recréons ainsi la situation dans laquelle se retrouvent les gens qui veulent s’installer dans des appartements du centre-ville, mais ne le peuvent pas parce qu’AirBnb a réservé ces logements. En fait, les visiteurs sont mis dans la même situation que les Pragois. »
Malgré cet obstacle, l’appartement a suscité un fort intérêt chez les visiteurs de la capitale tchèque. Avant même l’ouverture de l’exposition, toutes les dates étaient réservées par des voyageurs davantage attirés par les jolies photos de l’appartement que par le discours politique à lire entre les lignes…En effet, cette étrange exposition est réalisée par Rafani, un collectif d’art contemporain tchèque qui, comme l’explique le commissaire de l’exposition, cherche à mettre en lumière les problèmes qui sous-tendent notre société pour en expliquer les causes et les conséquences. Ici en ligne de mire : la plateforme AirBnb qui pose en effet question…
Sur son site Inside AirBnb, le data-activiste Murray Cox montre qu’il y aurait 13 591 logements pragois disponibles sur AirBnb, loués en moyenne 113 nuits par an. 66% de ces logements sont disponibles toute l’année ou presque. Bien que certains logements restent donc vides l’essentiel du temps, ils dégagent des profits records en proposant un loyer très élevé. Les conséquences sont multiples : les hôtels perdent des clients, les habitants de Prague ont de plus en plus de mal à trouver un logement et les loyers augmentent. Le loyer moyen d’un appartement à Prague dépasse désormais le montant du salaire brut mensuel moyen (environ 1 320 euros au dernier trimestre 2018 pour l’ensemble du pays).
Pour aborder ces différents problèmes, le groupe Rafani a choisi l’ironie.
« Beaucoup d’appartements sur Airbnb sont présentés comme des ‘art apartment ‘, ce qui signifie en gros qu’il y a des peintures sur les murs et des photos d’artistes locaux assez moyens. En fait, ce n’est que de la décoration, mais on fait croire aux gens que c’est de l’art. Ici, on fait l’inverse. Tout ce que vous voyez dans cet appartement relève vraiment de l’art visuel contemporain, mais on le présente comme de la simple décoration. »Outre l’aspect visuel, l’exposition contient en elle-même un message éminemment politique. Pavel Kubesa espère en faire un point de départ d’une discussion sur les enjeux et les dérives de l’économie collaborative.
« Quel est le plus grand hôtel du monde ? AirBnb, mais AirBnb ne possède aucun logement. Quel est le plus grand service de taxis ? Uber, mais Uber ne possède aucun taxi. Ces plateformes ne s’intéressent qu’à nos données, elles les rassemblent, elles savent beaucoup de choses sur nous, elles anticipent nos besoins, et surtout elles revendent ces données à des fins commerciales… »
Pavel Kubesa pointe aussi du doigt les promoteurs immobiliers qui se sont servis d’AirBnb pour en faire une machine à absorber les appartements pragois.« Pour nous, AirBnb n’est pas le problème. L’idée de base était plutôt bonne et aurait pu avoir un impact économique et social positif. Mais la donne a changé. On ne peut plus parler d’économie de partage, car les gens ne partagent plus leurs appartements. Des promoteurs viennent dans les quartiers de Prague, achètent des logements et les louent simplement pour gagner de plus en plus d’argent. »
A ce titre, la plateforme Inside AirBnb nous montre que beaucoup d’hôtes mettent de très nombreux appartements à disposition. Ainsi, le compte « Prague for you » est à la tête d’un empire de 128 logements dans différents quartiers de la ville, qui ont subi une rapide gentrification ces dernières années. Pavel Kubesa cite en exemple Letná, quartier anciennement populaire qui a commencé à attirer une population d’artistes bourgeois-bohème et avec eux des investisseurs qui ont ouvert des cafés, des bars, des librairies…
« Letná a commencé alors à devenir très prisé, les prix de l’immobilier ont augmenté, ce qui a attiré les promoteurs immobiliers qui ont racheté de nombreux logements. Ceux qui avaient ravivé Letná ne pouvaient alors plus rester. C’est le principe de la gentrification. »Comme toutes les plateformes d’économie collaborative, AirBnb est donc de plus en plus contesté par les pouvoirs publics et par certains habitants des grandes villes. En octobre dernier, à Dublin, des manifestants ont occupé les bureaux d’AirBnb. Aux Pays-Bas, les Amstellodamois ont fait pression pour que les locations via AirBnb soient limitées à vingt jours. A Prague, AirBnb a été un des enjeux majeurs lors des dernières municipales.