Le jour où Jan Palach a accompli sa mission

Photo: Vydavatelství a nakladatelství Novinář

« Il était profondément convaincu que son devoir était de sauver son peuple dans une situation désespérée. Et comme il se rendait compte que les moyens politiques connus étaient insuffisants, il a jeté dans la balance de l’histoire sa propre vie. » C’est par ces mots que Jiří Lederer évoque la vie et la mort de Jan Palach (1949-1969), étudiant qui, il y a un demi-siècle, s’est immolé par le feu pour réveiller la société tchèque de la léthargie et pour la mobiliser contre les collaborateurs de l’occupant soviétique. Jiří Lederer est l’auteur de la première biographie de Jan Palach, livre qu’il a rédigé en partie durant son exil allemand et qui n’a pu paraître à Prague qu’en 1990.

Le rapport sur la vie, l’action et la mort d’un étudiant tchèque

Jiří Lederer,  photo repro: Jan Palach / Vydavatelství a nakladatelství Novinář
Journaliste, Jiří Lederer (1922-1983) est de ceux qui, en 1969, informent le public et commentent l’acte de Jan Palach et, dès l’automne de cette même année, il commence à réunir les témoignages et les documents pour son livre. La vie de ce journaliste indépendant dans le pays occupé est cependant bien difficile. Interdit de publication, incarcéré à plusieurs reprises, il est un des premiers signataires de la Charte 77, document qui appelle les autorités communistes de Tchécoslovaquie à respecter les droits de l’Homme.

En 1980, Jiří Lederer est obligé de s’exiler avec sa famille en Allemagne où il se met à collaborer avec la presse allemande et aussi avec Radio Free Europe. Il meurt d’une crise cardiaque en 1983. Peu avant sa disparation, il lit pour Radio Free Europe certains chapitres du livre qu’il vient d’achever et qu’il a intitulé Jan Palach, rapport sur la vie, l’action et la mort d’un étudiant tchèque. Dans son livre, il cherche à reconstituer par exemple un épisode dans la vie de Jan, qui s’est déroulé six jours seulement avant son sacrifice :

« Le 10 janvier. Ce jour-là, Jan a pris le train pour se rendre chez lui. Une visite normale chez lui à Všetaty. Dans le train, il a rencontré son ancienne institutrice de l'école de Všetaty. Ils se sont vivement entretenus pendant tout le chemin. Jan décrivait d'une façon très expressive la situation dans les écoles supérieures. Et quoi qu'il disait, il ajoutait toujours une phrase : 'Quelque chose devrait se passer.' Et il a répété cette phrase à plusieurs reprises. Il faisait entendre que le climat dans la société était trop somnolant, que les gens sombraient dans une espèce de vague désespoir. »

La journée décisive

Photo: Vydavatelství a nakladatelství Novinář
Ecrire une biographie de Jan Palach s’avère assez compliqué. Mort jeune, Jan n’a laissé que très peu de documents écrits, de lettres et de photos, il n’avait que peu d’amis et ne se confiait que rarement. Ceux qui l’ont connu le voient désormais sous le prisme de son acte héroïque et ont parfois tendance à l’idéaliser. Mais Jiří Lederer ne veut pas brosser le portrait d’un héros idéal, il cherche sous le personnage légendaire un homme vivant. Par petites touches, il compose le tableau de la vie du garçon qui adore son père et partage son patriotisme et son admiration pour les grandes figures de l’histoire tchèque, la vie du fils qui aime tendrement sa mère, la vie de l’élève qui est loin d’être brillant mais qui excelle en histoire. Les meilleurs pages du livre sont sans doute celles où l’auteur cherche à reconstituer dans les moindres détails la journée du sacrifice de Jan Palach :

« Combien il est difficile de devenir chroniqueur d'une jeune vie. Mais il est encore plus difficile de saisir dans une chronique et de reconstituer par les mots le déroulement de cette journée-là. Sa mère l'a réveillé, comme Jan le souhaitait, à cinq heures est demi du matin. Sa mère ne se doutait absolument de rien. Il lui semblait que son fils avait bien dormi. Jan s'est lavé et s'est habillé. Entretemps, sa mère a allumé le feu dans la cuisinière et a préparé le petit déjeuner. Elle lui a préparé aussi un casse-croûte : une tartine beurrée et quatre poires. Jan a mangé tranquillement. »

Les dernières lettres

Une lettre de Jan Palach,  photo: Archives d'ABS
Etudiant à l’université, Jan n’aime pas s’imposer dans un collectif, mais il suscite quand même un certain respect. Ces collègues d’université seront unanimes à estimer qu’il était un humaniste inflexible, défenseur farouche de l’égalité de tous les hommes et de tous les peuples et qu’il abhorrait même les signes les plus infimes du racisme. Certains lui reprochent cependant son admiration pour Karl Marx et même son opinion pas trop négative sur l’Union soviétique. Selon son professeur d’histoire, il se faisait une idée idéaliste de la révolution et la considérait comme le premier pas vers la réalisation des rêves et des désirs des hommes.

Il a découpé dans un journal et placé à un endroit bien visible cette citation : « Il faut non seulement avoir de grandes idées, mais il faut savoir les formuler », citation qui lui semblait insuffisante et à laquelle il a ajouté avec sa plume « … et les imposer ». Pour sauver son pays, pour imposer son idée, il choisit un moyen hors du commun. Pour communiquer avec les autres, il lui faut cependant aussi formuler ses idées. En évoquant le jour où Jan est parti de sa maison pour accomplir sa mission, Jiří Lederer n’oublie pas de rappeler que Jan s’est retourné encore sur le seuil pour demander à sa mère du papier à lettres :

« Maman s'est tournée vers lui avec étonnement : A qui veut-tu écrire?’ Jan a répondu avec un soupçon de reproche dans la voix : ‘Mais maman…?!’ Une fois de plus il a pris congé d'elle et il a disparu par la porte de la cuisine. Dehors, les ténèbres étaient glaciales. Un matin maussade de janvier. Le jeudi 16 janvier 1969. […] Quand il est arrivé à Prague, le jour se levait. Les vieilles baraques en bois du quartier de Spořilov, où étaient logés les étudiants, étaient encore sans vie. Jan a quitté ses vêtements d’hiver et s’est réchauffé. Puis, comme à son habitude, il s’est assis sur son lit et, demi-étendu demi-assis, et il s’est mis à écrire. Aujourd’hui nous savons bien ce qu’il a écrit. Il écrivait des lettres qu’il ne signait pas de son nom mais ‘La torche numéro 1’. »

Le brouillon et le texte définitif

Une carte de Jan Palach,  photo: Archives d'ABS
Dans ces lettres adressées au leader estudiantin Luboš Holeček, à son ami Ladislav Žižka et à l’Union des écrivains tchécoslovaques, Jan a formulé clairement ses revendications qui pourraient arrêter, à son avis, le glissement de la société tchèque vers la résignation et la honte. Nous connaissons non seulement le contenu de ces lettres mais aussi le brouillon rédigé auparavant. Jiří Lederer insiste sur la comparaison entre ces deux documents. Tandis que dans le brouillon Jan exige l’abolition de la censure, l’interdiction du journal Zprávy publié par l’occupant et les démissions de toute une série d’hommes politiques compromis, dans le texte définitif il réduit ses revendications à l’interdiction de la censure et du journal Zprávy. Selon Jiří Lederer, cela illustre le changement dans la pensée de Jan qui évolue à la fin vers la sobriété, l’efficacité et le réalisme. Dans le texte définitif, il ne renonce pas cependant à son appel à la grève générale et annonce que, si ses revendications ne sont pas remplies, d’autres jeunes s’immoleront par le feu. Jiří Lederer suit aussi Jan devant la boîte aux lettres de la Poste centrale de Prague :

« Une fois de plus, il a regardé les lettres dans les enveloppes pour vérifier si tout était bien écrit. Pendant un instant, il a tenu les enveloppes dans la main. Il sentait peut-être qu’il était au seuil du premier pas. Tout ce qu’il avait fait avant cet instant-là, avait encore été son affaire privée. Mais s’il jetait les lettres dans la boite, sa décision serait définitive. Il n’y aurait plus de retour en arrière. La parole donnée était sacrée pour lui. Il a glissé les lettres par la fente de la boîte. »

Le sacrifice

Le lieu devant le Musée national où Jan Palach s'est immolé par le feu,  photo: Archives d'ABS
L’existence de ce groupe clandestin de jeunes militants prêts également à se sacrifier, dont Jan parle dans ses lettres, n’a jamais été ni prouvée ni démentie. Etait-ce une réalité ou un moyen utilisé par Jan pour appuyer ses revendications ? Il ne faut pas oublier cependant que Jan n’était pas un menteur et il est difficile d’imaginer qu’il n’aurait pas dit la vérité à ce moment crucial de sa vie…

« Il reste encore trois heures… Je ne connais que les fragments de ces trois heures restantes. Jan a acheté un seau blanc en plastique avec un couvercle et c’est dans ce seau qu’il a mis quelques litres d’essence achetés probablement à la station-service la plus proche de la rue Opletalova. Et de là il s’est sans doute déjà dirigé vers la rampe du Musée national sur la place Venceslas. A cet endroit, il a levé le sceau au-dessus de sa tête. Les gens autour de lui continuaient à vaquer à leurs occupations quotidiennes sans lui prêter attention. Jan a versé le contenu du seau sur sa tête et son corps. Il l’a fait très rapidement et puis il a frotté une allumette. Tout son corps s’est enflammé. »

Palach est vivant

Jan est transporté d’urgence à une clinique pragoise. Son corps brulé résiste encore trois jours à la mort. Souffrant et épuisé, il s’intéresse pourtant au retentissement de son acte et à ses conséquences pour la société. Il meurt le 19 janvier 1969 et ses funérailles à Prague sont une des dernières manifestations de la résistance contre le durcissement politique qui entrera dans l’histoire sous le nom de la normalisation. Les revendications de Jan Palach ne sont pas entendues. Le régime, qui reconnait d’abord la grandeur de son acte, cherche à effacer progressivement tous les souvenirs de son existence comme si Jan n’avait jamais existé.

Dans son livre achevé en 1981, au moment où Jan Palach semble oublié, Jiří Lederer écrit ces paroles quasi prophétiques : « Peut-être son message jouera un jour dans son peuple un rôle important comme une injection d’énergie pour réveiller son pays transformé en un cimetière totalitaire. »

Vingt ans plus tard, en janvier 1989, le souvenir de Jan Palach fait sortir les Pragois dans les rues pour manifester le refus du régime totalitaire toute une semaine malgré les représailles, malgré la mobilisation massive de la police et des milices populaires. C’est un coup grave assené au régime qui commence désormais à s’effriter pour s’effondrer définitivement en novembre de la même année. Les manifestants de la place Venceslas crient : « Palach žije - Palach est vivant ».

Paris Match,  photo: Archives d'ABS