« Même en Tchécoslovaquie communiste, la France et sa culture ont été présentes »
Jean-Louis Leprêtre a derrière lui une longue carrière de diplomate culturel. A ce titre, il a vécu la chute du mur de Berlin et la réunification de l’Allemagne, pour ensuite effectuer des missions diplomatiques en Suisse et en Lettonie. Mais son premier poste de conseiller culturel était en Tchécoslovaquie où Jean-Louis Leprêtre a vécu, avec sa famille, de 1979 à 1983, étant à ce titre responsable des différents services situés dans l'immeuble au numéro 35 de la rue Štepánská où siège actuellement l’Institut français de Prague. Quels sont les défis qu’il a dû relever en tant que représentant de la France et de sa culture dans un pays communiste ? Quels étaient ses liens avec l’univers de la dissidence et le monde de la culture tchèque, officielle et non-officielle ? Autant de questions que Radio Prague a posées à Jean-Louis Leprêtre à l’occasion du 29e anniversaire des événements de novembre 1989 qui balayèrent le régime communiste dans l’ancienne Tchécoslovaquie.
« J’ai été nommé conseiller culturel à l’ambassade de France à Prague au mois de mai 1979. C’était mon premier poste diplomatique à l’étranger. Agrégé d’allemand, j’étais en détachement au ministère de l'Education national auprès du ministère des Affaires étrangères. Pendant trois ans, j’y étais responsable du secteur Europe. Lorsque l’on m’a proposé le poste à Prague, je l’ai accepté avec d’autant plus de plaisir que j’avais passé l’agrégation entre autres sur Kafka. »
Qu’est-ce que cela a représenté pour vous d’être diplomate français à Prague deux ans après la publication de la Charte 77 et avant l’arrivée au pouvoir en URSS de Mikhaïl Gorbatchev et le début de la perestroïka ?
« Il faut dire clairement que c’était une période très difficile dans les relations franco-tchécoslovaques. Elles étaient loin d’être au beau fixe, c’est le moins que l’on puisse dire. Nous étions confrontés à de nombreux problèmes dans le domaine économique notamment, ainsi que dans d’autres secteurs. Quelques mois après mon arrivée s’est déroulé le procès de Václav Havel, Václav Benda, Jiří Dienstbier et les autres membres VONS (le Comité de défense des personnes injustement poursuivies, ndlr). Ils venaient d’être arrêtés et condamnés à des peines allant de deux à cinq ans de prison. Le contexte politique était très tendu. Václav Havel, quant à lui, est sorti de prison en 1983. Cela veut dire que pendant toute la durée de mon séjour à Prague, il a passé, lui, son séjour en prison. Après sa libération, il est venu à l’Institut français, avec quelques amis, pour une soirée. Nous avons bu un verre tous ensemble. »
Les Tchèques venaient « à la Štěpánská » voir des films et lire des journaux
« Malgré le contexte politique difficile, nous avons réussi, de mon point de vue, à réaliser de nombreux projets dans le domaine culturel. Il faut toujours se rappeler qu’il y avait un accord culturel, scientifique et technique entre la France et la Tchécoslovaquie. Cet accord prévoyait la réunion, tous les deux ans, de commissions mixtes : culturelles, ainsi que scientifiques et techniques. Ce système a donné lieu à de nombreuses rencontres entre les représentants des ministères français et tchécoslovaques. Dans le cadre de ces relations officielles, nous avons mis en place des échanges d’orchestres, de grandes expositions comme celle à Paris appelée ‘Le Baroque en Bohême’ ou celle à Prague intitulée ‘De Courbet à Cézanne’. Je me souviens du vernissage de cette exposition pragoise qui a réuni, des ministres, le directeur de la Galerie nationale, mais également Hubert Landais, administrateur de musées français. L’Orchestre national de jazz français a fait toute une tournée en Tchécoslovaquie, dans le cadre de l’accord culturel. Enfin, n’oublions pas les activités de la Štěpánská. Cela demande une explication. A l’époque, l’institut français n’avait pas le droit de s’appeler ‘Institut Ernest Denis’ (Ernest Denis a fondé l’Institut français de Prague en 1920, ndlr). Dans l’immeuble se trouvaient le service culturel de l’ambassade, la Petite école française, la salle de lecture-bibliothèque qui était cogérée par les Français et les Tchèques. Chaque matin, le co-directeur tchèque sélectionnait les journaux qui finalement allaient être accessibles au public et mettait de côté ceux qui ne l’étaient pas. C’est vrai qu’il ne restait pas grand-chose... Ensuite, le bâtiment de la rue Štěpánská a hébergé un Centre pilote de l’enseignement du français au public. Par exemple, à la rentrée 1986, nous avons eu 1 100 inscrits à nos cours de français. Nous nous avions également la salle de spectacle, très fréquentée et proposant un riche programme au public. Finalement, à partir de Prague, nous envoyions certaines manifestations en Slovaquie, à Bratislava, Košice, Bánská Bystrica ou Prešov, mais également dans d’autres villes tchèques comme Brno ou Olomouc. Nous avions un réseau de neuf lecteurs dans des universités à travers le pays. Cela nous permettait d’avoir des relais pour proposer une rencontre d’un écrivain, une conférence d’universitaire… »Dans une interview accordée à Radio Prague, la danseuse tchèque Yvona Kreuzmannová s’est souvenue avoir vu, à l’Institut français, des films sur la danse contemporaine qui, autrement, étaient inaccessibles dans la Tchécoslovaquie de l’époque…
« Vous avez raison de mettre l’accent sur le film. En effet, nous proposions des séances régulières de cinéma. Les films étaient destinés au public francophone, car ils n’étaient pas sous-titrés. Il est vrai que ces séances étaient fréquentées par de nombreux professionnels qui venaient voir les films pour des raisons techniques. Nous projetions effectivement les films plus récents, ainsi que les grands classiques, comme Godard etc. Les Tchèques étaient tout aussi nombreux à venir à la bibliothèque de l’Institut pour consulter la presse même si elle était, comme je l’avais dit, ‘sélectionnée’. »
Le théâtre de marionnette a été une découverte pour moi
Dans le cadre d’une exposition de l’avant-garde tchécoslovaque, vous avez montré, à Uzès, des peintures d’Eva Švankmajerová et de Jiří Načeradský qui font partie de votre collection privée. Avez-vous tissé des liens amicaux avec ces artistes ou avec d’autres personnalités de la scène non-officielle ?
« Ce sont des toiles que nous avons habituellement à la maison, que nous avons toujours avec nous. Nous les avons emportées dans tous nos déménagements, dans tous les pays où j’ai été en poste diplomatique. Il est vrai que mon poste à Prague a beaucoup compté pour nous sur le plan familial et que nous avons noué, pendant ces quatre années, des relations d’amitié très fortes. Jiří Načeradský, Eva Švankmajerová et son mari Jan Švankmajer. J’aimais beaucoup rencontrer également Jiří Sopko ou encore le ‘jeune’ Michal Tomek qui a été boursier du gouvernement français à l’époque. Je l’ai revu récemment à Prague et cela a été un grand plaisir, il parle encore vraiment bien français. Nous avions également beaucoup de relations avec des musiciens de jazz, Emil Viklický ou František Uhlíř. Tous ces musiciens jouaient au Café Slavia et dans d’autres endroits. Par ailleurs, nous avons fait venir en France quelques-uns de ces grands musiciens de jazz. Ils se sont produits notamment avec l’Orchestre national. »Quels étaient vos lieux de culture préférés à Prague et en Tchécoslovaquie en général ?
« Nous allions souvent au théâtre. Le domaine de la marionnette, que j’ai découvert notamment au théâtre Drak de Hradec Králové, a été, pour moi, une révélation. Des ensembles de marionnettes et de danse étaient assez connus en France grâce à de nombreuses tournées, disons commerciales, organisées par des agences d’Etat, Pragokoncert et Slovkoncert. Par ailleurs, j’aimais beaucoup aller à Brno ou à Olomouc, ainsi qu’en Slovaquie. Toujours dans le domaine du théâtre, je me souviens de la Quadriennale de scénographie de Prague, dirigée par Josef Svoboda. L’édition organisée peu après mon arrivée à Prague a accueilli le célèbre metteur en scène français et directeur du Théâtre de Chaillot, Antoine Vitez. Il était resté plusieurs jours à Prague et sa visite, remplie de rencontres avec des interlocuteurs tchèques, reste un moment inoubliable pour moi. »
On pouvait encore se promener sur le Pont Charles
Comment était la vie de tous les jours, pour vous, dans la Tchécoslovaquie communiste ?
« Il est vrai que nous étions un peu privilégiés, il ne faut pas le cacher. Etant parents de deux petites filles, âgées de 2 et 7 ans, ma femme et moi, nous allions une fois par mois faire un tour en Allemagne de l’Ouest, juste à la frontière, pour y acheter un certain nombre de produits. Sinon nous nous débrouillions sans problèmes. Nous avions également de bons amis qui nous donnaient des conseils. Les gens étaient spécialistes du système D, ils savaient trouver des filons. Sans vouloir donner l’impression que nous trouvions la vie toute rose, je dois dire que nos relations avec les Tchèques étaient chaleureuses. Il était très agréable de nous retrouver entre amis ou entre artistes qui n’étaient forcément pas tous nos amis proches, et de discuter. Nous étions beaucoup interrogés sur la France. Et puis, nous étions ravis de vivre à Prague, dans une ville aussi riche du point de vue de l’architecture, du patrimoine. La ville était moins touristique, nous avions l’impression de l’avoir ‘pour nous’. En nous promenant en plein hiver sur le Pont Charles, nous étions tout à fait tranquilles. »
Votre femme me racontait que vous avez encore vu des lampadaires à gaz à Prague…
« Oui c’est vrai, bien sûr. C’était une autre atmosphère, une autre lumière. Il y avait aussi beaucoup d’échafaudages et certains disaient que temps en temps il fallait restaurer ces échafaudages parce qu’ils restaient très longtemps. La ville paraissait grise et triste à certains moments de l’année, surtout à l’automne. Les échafaudages frappaient les visiteurs de Prague qui se demandaient où étaient les façades, où était l’art baroque. Certains trouvaient l’atmosphère pesante. J’ai fait cette même expérience en RDA, où j’ai été en poste cinq ans après : souvent, les Occidentaux arrivaient dans les pays d’Europe de l’Est avec déjà une certaine appréhension. Du coup, ils ne s’y sentaient pas à l’aise. Personnellement, nous nous sommes toujours bien sentis en Tchécoslovaquie ».Partir ou rester ?
Comment vous paraissaient les Tchèques à l’époque, en pleine normalisation ?
« Le thème de l’exil revenait dans toutes les conversations »
« Les gens discutaient beaucoup. L’un des thèmes qui revenait dans toutes les conversations, c’était partir ou rester. J’ai entendu ces mêmes débats en RDA où la situation était encore un peu différente, plus compliquée. Certains avaient vraiment envie de quitter le pays, d’autres s’adaptaient, attendaient. Tout cela vous le savez mieux que moi. Evidemment, il ne faut pas oublier les chartistes (signataires de la Charte 77, une pétition réclamant le respect des droits de l’Homme en Tchécoslovaquie, ndlr), mais ils représentaient quand même une minorité dans la société. Certains chartistes venaient suivre des cours à la Štěpánská et nous avions même des amis dans ce milieu dissident, par exemple l’historien Karel Bartošek qui nous a été très proche. Personnellement, j’ai toujours pensé que c’était à nos interlocuteurs tchèques et slovaques de savoir jusqu’où ils pouvaient aller dans les relations amicales avec nous, compte tenu de leur situation, des postes qu’ils occupaient. Nous, nous n’étions pas menacés, nous ne craignions pas grand-chose honnêtement. »
Les gens dans les rues vous paraissaient-ils résignés ?
« Oui et aussi très occupés à chercher le ‘à qui la viande, qui cela qui cela’. Les Tchèques et les Slovaques, comme les Allemands en RDA, avaient toujours un petit sac à la main au cas où quelque chose d’exceptionnel arriverait dans les magasins. Cela concernait aussi des livres qui paraissaient parfois en tirages limités. Les gens étaient très préoccupés par le quotidien, c'est sûr. Mais c’est un sujet délicat sur lequel je reste prudent. Il revient plus aux Tchèques et aux Slovaques de parler de cette réalité. Nous étions dans une position d’observateurs, dans une position encore une fois privilégiée. »
« Nous avons mené une politique des petits pas »
« Personnellement, j’étais très préoccupé, aussi bien à Prague qu’à Berlin-Est, par la question de savoir jusqu’où nous, les diplomates, nous pouvions aller dans nos activités. Nous avons mené la politique des ‘petits pas’, tout en devinant certaines limites qui étaient plus ou moins explicites. Il était question de présenter en Tchécoslovaquie et en RDA de plus en plus d’artistes, de les emmener dans des endroits où nous ne sommes pas encore allés, plutôt que de mettre éventuellement en danger cette activité par une action qui aurait été spectaculaire mais suite à laquelle nos activités auraient été arrêtées, empêchées. Cette politique de ‘petits pas’ était, à mon avis, la plus efficace. Toutefois, j’ai un souvenir très fort d’une discussion avec les membres du mouvement de la Charte 77 qui nous ont reproché ‘d’en faire trop’. Ils estimaient que nous allions trop loin, que nous devions arrêter, rompre les relations notamment dans le domaine culturel et artistique avec les autorités tchécoslovaques. Cela m’avait beaucoup frappé et c’était pour moi un vrai sujet de réflexion. Jusqu’où aller ? Jusqu’où ne pas aller ? Ces questions continuent de me tarauder encore aujourd’hui. »
Avez-vous imaginé, dans les années 1980, la chute du mur de Berlin et des régimes communistes en Europe centrale et orientale ?
« De 1983 à 1988, j’étais conseiller culturel de l’ambassade de France à Berlin-Est, où nous avons d’ailleurs le seul centre culturel occidental en RDA. Même en 1988, personne n’imaginait que le mur de Berlin allait tomber, que les frontières allaient s’ouvrir aussi rapidement et que la RDA allait disparaître, en tout cas pas de cette façon. C’était insensé, inimaginable ! »