Alexandra Jacobea, femme pasteure dans une Tchéquie laïque

Alexandra Jacobea
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Impossible pour l’Eglise catholique romaine, l’ordination de femmes prêtres est chose courante au sein de l’Eglise évangélique des frères tchèques (Českobratrská církev evangelická – ČCE) et ce, depuis 1953. Plus de 200 femmes sont devenues pasteures de la plus grande église protestante du pays et elles représentent actuellement près de 30 % du corps pastoral. On trouve parmi elles des femmes célibataires, mariées ou divorcées, avec ou sans enfants. Nous avons rencontré l’une d’entre elles, Alexandra Jacobea, pasteure de la paroisse évangélique de Prague-Dejvice, où elle travaille, depuis 2021, au côté d’une autre femme pasteure, Magdalena Trgalová. Alexandra a 40 ans, elle est originaire de Brno et francophone. Elle nous présente tout d’abord un projet inédit en Tchéquie, « Nekostel » (« Non-église » en tchèque) qui lui tient à cœur. Pour le découvrir, il faut se rendre au Rock Café, sur l’avenue Nationale, au centre de Prague. 

Alexandra Jacobea : « ‘Nekostel’ est un projet œcuménique soutenu par l’Eglise évangélique des frères tchèques. Il essaie d’inviter les gens à la célébration du culte et cette célébration est faite de manière un peu expérimentale. »

Photo: Magdalena Hrozínková,  Radio Prague Int.

« On se réunit le mardi soir au Rock Café, donc ce sont un temps et un lieu inhabituels pour un culte. Les gens qui viennent ne doivent donc pas réorganiser leurs week-ends pour cela. Aussi, ce culte est destiné à ceux qui ne sont pas habitués au langage et à la tradition de l’Eglise. Certains d’entre eux ont des conjoints, des proches ou des amis qui, eux, sont pratiquants. ‘Nekostel’ leur donne la possibilité de comprendre un peu ce qui est tellement important pour les chrétiens. Enfin, nous accueillons également ceux qui ont eu, par le passé, une expérience douloureuse avec l’Eglise et qui souhaitent pourtant lui donner une nouvelle chance. J’ai beaucoup d’estime pour eux. »

A ‘Nekostel’, il y a de la musique, des rafraîchissements… C’est une fête !

Nekostel | Photo: Magdalena Hrozínková,  Radio Prague Int.

« Oui, on essaie de faire en sorte que c’en soit une. Nous avons de la musique live, mais on n’est pas obligé de chanter ! Cela fait une grande différence par rapport au culte au sein de mon Eglise où on chante beaucoup. Pour certaines personnes, les chants collectifs peuvent représenter un obstacle. C’est aussi mon expérience personnelle. »

Parlons de vous à présent. Jacobea est également un nom de famille peu commun. D’où vient-il ?

« D’Espagne. Nous l’avons choisi avec mon ex-mari quand nous nous sommes mariés. Il fait référence au pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle. »

Nekostel | Photo: Magdalena Hrozínková,  Radio Prague Int.

Vous êtes originaire de Brno et vous avez baigné dans un milieu artistique, puisque votre père est comédien. A l’âge de 15 ans, vous avez été baptisée au sein de l’Eglise évangélique des Frères tchèques. Quel est votre cheminement spirituel ?

Alexandra Jacobea | Photo: Magdalena Hrozínková,  Radio Prague Int.

« Quand j’étais petite, ma famille n’était pas pratiquante, mais j’ai toujours eu des amis parmi les chrétiens. Plus tard, j’ai connu une famille de chrétiens pratiquants – c’étaient les amis de mes parents et ils vivaient non loin de notre chalet. Au sein de cette famille, j’ai commencé à découvrir et surtout à vivre la foi. Adolescente, je m’étais dit que je voulais appartenir à une communauté. J’ai eu de la chance, parce qu’à cette époque, mes parents ressentaient la même chose. Nous avons trouvé une communauté de l’Eglise évangélique des frères tchèques, où nous nous sommes immédiatement sentis à l’aise. Il n’y a que mon frère qui ne partage pas cette expérience avec nous. »

Le français ou la théologie ?

Où avez-vous appris le français ?

« A l’école primaire, puis au Lycée bilingue franco-tchèque Matyáš Lerch de Brno. »

Vous avez ensuite étudié un master en théologie à la Faculté évangélique à Prague et passé une année d’études à Genève. Pourquoi avoir opté pour la théologie ?

« Je voulais en savoir plus. Mais il faut préciser que je ne m’étais pas fixée pour objectif de devenir pasteure, loin de là. J’étais tout simplement attirée par les sciences humaines. A vrai dire, j’ai plutôt pensé devenir enseignante de français, c’est pour cela que j’ai étudié en parallèle, pendant un certain temps, à la faculté de pédagogie. »

Nekostel | Photo: Magdalena Hrozínková,  Radio Prague Int.

Pourriez-vous comparer les programmes d’études à Prague et à Genève ? Qu’est-ce que cette expérience vous a apporté ?

« J’ai séjourné en Suisse quand j’étais encore lycéenne et le pays m’a plu énormément. Je reste très attachée à la Suisse et j’aimerais retourner y vivre… Quand j’ai appris qu’il y avait une possibilité de bourse à Genève, je n’ai pas hésité une seconde. Il est vrai que les études y sont organisées un peu différemment, mais cela ne m’a pas posé de problème. Du fait d’avoir étudié au lycée bilingue de Brno, j’ai été habituée au système d’enseignement francophone. Enfin, j’ai trouvé génial de pouvoir rencontrer, sur le sol universitaire, des personnalités dont j’avais lu des livres à Prague. »

« Avec les autres étudiants, nous avons beaucoup discuté de la vocation pastorale. J’ai alors quitté Genève en réfléchissant à cette possibilité. »

Pasteure à 26 ans 

Comment êtes-vous devenue pasteure ?

Alexandra éduque également les chiens guides d'aveugles  | Photo: Adéla Rozbořilová

« J’ai été ordonnée en 2010. Avant cela, j’ai dû passer un stage d’un an qui s’appelle le vicariat. Pendant ce temps-là, on travaille dans une communauté auprès d’un collègue expérimenté. On suit aussi des séminaires destinés aux vicaires. Mon premier poste était à Brno, dans une grande communauté où j’avais justement passé le vicariat et que je ne connaissais pas auparavant. »

Quels étaient vos débuts ? Comment avez-vous été accueillie en tant que femme pasteure à Brno et ensuite à Prague ?

« (Rires) Mes débuts…. Je pense que j’étais passionnée, j’aimais beaucoup mon travail, mais évidemment, en tant que débutante, on commet des erreurs et on est confrontée à des échecs. A Brno, la communauté me connaissait déjà, donc il n’y avait aucune surprise. A Prague, ils ont d’abord observé mon travail avant de m’accueillir. Tout au début, avant d’être nommée à Brno, j’avais postulé auprès d’autres communautés et il est vrai que je ressentais parfois de leur côté une légère déception, non pas parce que je suis une femme, mais parce que j’étais célibataire à l’époque. Cela persiste encore : très souvent, les communautés souhaitent que le pasteur ou la pasteure, car cela concerne aussi les hommes, arrive chez eux avec sa famille. Il n’est pas toujours facile d’assumer cette situation quand on vit seul. Sinon, je me suis toujours sentie soutenue et encouragée en tant que femme au sein de mon Eglise, malgré quelques remarques désagréables que j’ai pu parfois entendre, mais elles étaient vraiment rares. »

A Prague et dans sa région, les pasteures de l’Eglise évangélique des Frères tchèques, mais également de l’Eglise hussite tchécoslovaque sont nombreuses. Etes-vous en contact ? Avez-vous des projets communs ?

« Non, nous ne formons aucune ‘ligue féminine’ (rires). En fait, nous nous rencontrons aussi souvent et sur les mêmes plateformes qu’avec nos collègues masculins. »

Nekostel | Photo: Magdalena Hrozínková,  Radio Prague Int.

Pensez-vous que dans votre métier, le fait d’être une femme puisse présenter des avantages ?

« Il m’est difficile de répondre à cette question, parce que, généralement, je ne fais pas de distinction entre hommes et femmes. Le côté le plus ‘féminin’ de notre travail, c’est peut-être le dialogue. Mais, je connais des hommes très empathiques qui ont une grande capacité d’écoute et des femmes qui ne l’ont pas… »

Hors de votre Eglise, comment les gens réagissent-ils à vous ?

« Ils sont souvent surpris, parce qu’ils ne savent pas qu’une femme peut exercer le ministère pastoral. Mais je dois dire qu’au fil du temps cette stupéfaction devient de plus en plus rare. C’est donc sans doute lié au fait que je vieillis. Quand j’ai commencé, j’avais 26 ans et il était choquant pour certains que je puisse marier des couples par exemple. Les parents des mariés étaient les plus étonnés ! (rires) »

L’église de la paroisse évangélique de Prague-Dejvice | Photo: Magdalena Hrozínková,  Radio Prague Int.

Mariages, baptêmes, enterrements et… quête spirituelle

La Tchéquie est toujours considérée comme un des pays les plus athées en Europe, voire dans le monde. Comment s’y sent-on en tant que pasteure ?

Alexandra Jacobea | Photo: Dominik Čejka,  ČRo

« Comme nous ne sommes pas persécutés, ce qui est le cas des chrétiens dans de nombreux pays, je me sens très bien en Tchéquie. Il m’arrive souvent d’être contactée par des gens qui ne sont pas pratiquants ou même croyants, mais qui viennent vers moi pour me demander de célébrer une cérémonie de mariage, d’enterrement ou de baptême. C’est leur première expérience avec l’Eglise et pour le coup avec l’Eglise évangélique des Frères tchèques. Si c’est une bonne expérience, tant mieux. D’autres personnes viennent juste pour discuter avec moi, ce que j’aime beaucoup. La quête spirituelle est un long processus. Mon propre chemin n’a pas été court et direct non plus. Je me dis qu’un jour, dans quelques années, ces personnes viendront peut-être au culte à l’église, ou alors ils trouveront une autre voie, leur propre voie spirituelle. »

Quel est le côté de votre travail que vous appréciez le plus ?

« Ce que j’aime le plus, c’est prêcher et préparer le culte. »

Nous nous trouvons maintenant dans l’église aménagée dans l’ancienne cave de l’immeuble où vous vivez…

L’église de la paroisse évangélique de Prague-Dejvice | Photo: Magdalena Hrozínková,  Radio Prague Int.

« C’est un espace souterrain, ce que j’aime bien, parce que l’église ne peut pas se présenter en tant que telle, par son allure. Ce qui est important, c’est ce que l’on vit ici. C’est un espace variable. Après la messe, on prend un café et ensuite, on peut y installer facilement des tables. Il nous arrive de déjeuner à 80 personnes ! Ce que j’aime aussi, ce sont les vitraux qui représentent le Saint-Esprit. Le soir, ils sont illuminés et quand on rentre, on va vers la lumière… Les gens du quartier nous connaissent également grâce à ces vitraux. »

C’est une véritable Eglise souterraine !

« En effet, nous publions même un journal qui s’appelle ainsi : ‘Souterrain’. »

Premières femmes pasteures : l’évolution des mentalités en Tchéquie

Olga Pešková-Kounovská et Naděžda Brázdilová | Photo: Archives de l’Eglise hussite tchécoslovaque

En Tchéquie, les premières femmes ont accédé au ministère pastoral, un peu paradoxalement, à l’époque où le régime communiste qui étouffait toutes les libertés, y compris celle de culte, s’installait dans l’ancienne Tchécoslovaquie. Ainsi, l’Eglise hussite tchécoslovaque (fondée en 1920) a été l’une des premières en Europe à ordonner deux femmes en 1947, suivie de l’Eglise évangélique des frères tchèques six ans plus tard.

Actuellement, environ la moitié des pasteurs de l’Église hussite sont des femmes. Si les deux premières femmes ordonnées, Olga Pešková-Kounovská (pour ses opinions de gauche, elle a quitté l’Eglise hussite en 1953) et Naděžda Brázdilová (qui a exercé son ministère à Turnov jusqu’en 2001), sont tombées dans l’oubli, l’Église hussite compte aujourd’hui plusieurs personnalités féminines éminentes et bien connues du grand public. Parmi elles, Martina Viktorie Kopecká, une femme aux multiples talents et activités et également première pasteure tchèque à voir révélé publiquement son homosexualité, ou encore Sandra Silná, pasteure à Brno et mère célibataire qui se consacre à l’apiculture et au brassage de la bière.

Sandra Silná | Photo: Michaela Danelová,  ČRo

Fondée en 1918, l’Eglise évangélique des Frères tchèques a donc ordonné quatre premières femmes au début des années 1950 à Poděbrady.

Antonie Slámová | Photo: Site officiel de Evangelická církev v Poděbradech a okolí

L’une d’entre-elles, Antonie Slámová, née en 1912, a eu un parcours intéressant. Atteinte de poliomyélite à l’âge de huit ans, elle est restée paralysée du bras droit pendant toute sa vie. Malgré ses excellents résultats scolaires, elle n’a pas été admise au lycée en raison de son handicap. Ce n’est qu'après l’intervention des autorités qu’elle a pu poursuivre ses études, devenant en 1938 l’une des premières femmes diplômées en théologie de Tchécoslovaquie. En 1953, elle a été la première pasteure évangélique du pays à célébrer un mariage.

Růžena Opočenská | Source: Evangelický časopis Český bratr,  ročník 77,  č. 17,  2001/Kalich/Bibliothèque régionale de Moravie

La toute première Tchèque ayant suivi, dans les années 1920, les études de théologie s’appelait Růžena Opočenská. Bien qu’elle n’ait jamais été ordonnée pasteure, elle a effectivement exercé ce ministère pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque son mari Bohumír Opočenský, pasteur de la paroisse évangélique de Klášter nad Dědinou, était emprisonné en camp de concentration.

Vendula Glancová | Photo: ČT

Une des femmes les plus en vue de l’Eglise évangélique des Frères tchèques actuelle, Vendula Glancová est pasteure à Hvozdnice, près de Prague, mais également psychothérapeute et aumônier de prison : récemment, elle a mis en scène la comédie musicale West Side Story avec des détenu(e)s des établissements pénitentiaires de Příbram et de Světlá nad Sázavou.

Par ailleurs, l’ordination des femmes est également autorisée en Tchéquie par l’Eglise évangélique de Silésie et l’Eglise évangélique méthodiste. Pour sa part, l’Eglise vieille-catholique tchèque a également ordonné deux premières femmes prêtres (presbytres) en 2024.

Quid des femmes au sein de l’Eglise catholique romaine ?

Bien que leur ordination soit interdite par le Vatican, l’évêque Felix Maria Davídek a secrètement ordonné toute une génération de prêtres dans la Tchécoslovaquie communiste, dont des hommes mariés et trois femmes. Le fondateur de l’église clandestine dans le pays était convaincu qu’à une époque d’oppression politique insupportable, il fallait « faire ce qui était impossible autrement ». Il a donc ordonné la première femme, sa proche collaboratrice Ludmila Javorová, en 1970 « pour qu’elle exerce dans les prisons et les camps de travail destinés aux femmes ». Il lui a été officiellement interdit d’exercer son ministère sacerdotal en 1996. Agée aujourd’hui de 93 ans, Ludmila Javorová s’en est souvenue dans une interview accordée à l’ONG Post Bellum :

Ludmila Javorová | Photo: Vít Kobza,  ČRo

« Lorsque j’ai reçu un papier, que l’évêque ne m’a même pas remis personnellement et où l’on m’annonçait que mon ordination était invalide et qu’il m’était interdit d’exercer, cela ne m’a pas vraiment touchée. Je me suis dit : ‘En effet, je reconnais que l’humanité n’est pas préparée à cela, à une telle expérience’. »

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