Oyub Titiev, « l’ennemi du peuple » selon les autorités tchétchènes, reçoit le Prix Václav Havel
Chef du bureau de Grozny du Centre Memorial des droits de l’homme en Tchétchénie, république russe du Caucase, Oyub Titiev est le 6e lauréat du Prix des droits de l’homme Václav Havel, décerné chaque année par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Oyub Titiev, 61 ans, a été récompensé pour avoir dénoncé les abus commis par les forces de l'ordre et les autorités tchétchènes. Emprisonné depuis janvier dernier, le lauréat n’a pas pu assister à la cérémonie de remise du prix qui s’est déroulée ce lundi au Palais de l’Europe de Strasbourg.
« Trois des lauréats de ce prix ces dernières années n’ont eux-mêmes pas pu à l’époque recevoir le prix, car ils étaient derrière les barreaux. C’est une absurdité qui est devenue une tradition. Il me semble que Václav Havel sourit tristement de là où il est. J’ai été arrêté au mois de janvier par la police tchétchène et accusé de détenir des stupéfiants que la police avait elle-même apportés. Il est vrai que le dirigeant Ramzan Kadyrov a dit qu’il n’y avait effectivement pas de place pour moi et mon travail. Il est interdit de défendre les droits de ceux contre qui il lutte. Il est interdit de communiquer avec l’extérieur, on ne peut s’adresser qu’au pouvoir. Ceux qui le feraient malgré tout sont qualifiés d’ennemis du peuple. Devant les tribunaux, des dizaines de policiers font des témoignages mensongers contre moi, l’ennemi du peuple, des témoignages qui se contredisent. Peut-être même que Václav Havel nous envierait cette absurdité. »
En tant que responsable de l'ONG russe Memorial, Oyub Titiev supervisait, jusqu’à son arrestation, l'antenne de l'association à Grozny. Il a succédé à ce poste à Natalia Estemirova, assassinée en 2009. Pour rappel, fondé en 1989, Memorial travaille à exhumer les atrocités perpétrées durant l'URSS et à documenter les récentes violations des droits de l'homme dans le pays. L’antenne à Grozny s'intéresse en particulier aux crimes commis durant les deux guerres russo-tchétchènes et aux actes de violence qui perdurent.
Elle s’occupe également des cas de torture et fournit une assistance juridique aux victimes et à leur famille. Du fait son action, Memorial est en conflit permanent avec le pouvoir et reçoit régulièrement des menaces, comme l’a évoqué Oyub Titiev dans son message :
« Pendant la guerre, dans la moitié des années 1990, des dizaines de milliers de Tchétchènes ont été tués et des milliers de personnes ont tout simplement disparu. Ils ont été passés à tabac, assassinés, mis dans des geôles tenues secrètes et leurs corps ont été dissimulés. Notre travail de recherche des disparus et qui vise à poursuivre en justice se poursuit. Malheureusement, il n’est pas couronné de succès en Russie : pour des milliers de disparus, il n’existe que quatre condamnations à ce jour. (…) Ceux qui n’ont pas été condamnés commettent de nouveaux crimes. L’hiver dernier, des dizaines de Tchétchènes ont disparu… Nous sommes persuadés qu’ils ont été exécutés secrètement, sans procès, tandis que le pouvoir affirme qu’ils se sont enfuis pour participer à la guerre en Syrie. Notre bureau à Grozny est fermé. Le bureau de Memorial en Ingouchie a été incendié une semaine après mon arrestation… »
« Ce prix est une manifestation de reconnaissance par rapport au travail que lui-même et Memorial mènent, c'est aussi un message à toutes celles et ceux qui travaillent dans cette région pour affirmer les principes de l'État de droit et des droits humains : continuez votre action », a déclaré, lors de la cérémonie du remise du Prix Václav Havel, la présidente suisse de l’Assemblée, Liliane Maury-Pasquier, rappelant que ce soutien venait de la part des parlementaires qui représentent 47 pays membres du Conseil de l’Europe, soit 830 millions de citoyennes et citoyens européens.Pour 2018, deux autres candidats avaient été présélectionnés pour recevoir le Prix Václav Havel, créé lui-même en 2013 : la militante cubaine Rosa Maria Paya, présente lundi à Strasbourg, et le défenseur des droits de l'homme à Bahreïn, Nabeel Rajab, en prison depuis 2016.
L’ancien dissident et président tchèque, dont l’engagement est aussi mis à l’honneur par le prestigieux prix qui porte son nom, a été évoqué à plusieurs reprises lors de la cérémonie. Ne manquant pas d’humour, même dans sa situation, Oyub Titiev a conclu son message rédigé dans sa prison en Tchétchénie, pas ces mots :
« Tout a une fin. J’ai lu qu’en Tchécoslovaquie, la patrie de Václav Havel, on disait une chose du pouvoir communiste : ‘Pour l’éternité, mais pas un jour de plus !’ J’espère qu’un jour, je pourrais me présenter devant vous et vous remercier. »