Droits de l’Homme : le prix Václav Havel décerné au mécène turc emprisonné Osman Kavala
Condamné à la prison à vie en 2022 au terme d’un procès considéré comme une parodie de justice, l’homme d’affaires et mécène turc Osman Kavala s’est vu décerner, lundi, le prix Václav Havel, remis chaque année par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Créé en 2013, ce prix attribué par ce dernier, en coopération avec la Bibliothèque Václav Havel et la Fondation de la Charte 77, récompense des actions exceptionnelles de la société civile dans la défense des droits de l'homme en Europe et au-delà du continent. Osman Kavala est la deuxième personnalité turque à se voir décerner ce prix, après le juge Murat Aslan en 2017. Pour en parler, Radio Prague Int. a interrogé son ancienne collaboratrice de la rédaction, Lucie Drechselová, chercheuse spécialiste de la Turquie.
« L’attribution du prix Václav Havel à Osman Kavala nous dit surtout quelque chose sur la façon dont l’Europe regarde la Turquie. On peut envisager ce pays à travers beaucoup de domaines mais le domaine des droits de l’Homme est souvent absent de la capacité de perception des différentes institutions européennes. C’est un message important par rapport à la sensibilité des Européens vis-à-vis de la Turquie. Evidemment, il y a beaucoup d’autres personnalités en Turquie qui pourraient prétendre à recevoir ce prix, malheureusement. Osman Kavala n’a pas pu recevoir ce prix en personne, mais son épouse était présente. Mais le message est très important car la visibilité du prix permet aussi de rendre visible le cas d’Osman Kavala – et encore plus en son absence. »
Osman Kavala est emprisonné comme son prédécesseur Vladimir Kara-Mourza et n’a pu recevoir le prix en personne. Rappelez-nous qui est Osman Kavala et quel est son parcours ?
« Osman Kavala est un homme d’affaires, avant tout. Un homme d’affaires qui a hérité de l’empire de différentes entreprises de son père et qu’il s’est vu un peu obligé de reprendre après le décès de ce dernier. Il a terminé ses études dans le domaine des affaires en Grande Bretagne et a dû rentrer en Turquie pour prendre la tête de ces entreprises. Il s’est engagé très vite dans la société civile, il a été parmi les co-fondateurs d’une des maisons d’édition les plus importantes en Turquie, … qui veut dire Communication, et qui reste très influente dans le pays. Dans les années 1990, il a commencé à s’engager dans deux domaines de la société civile : le premier était la gestion orchestrée par la société civile des conséquences désastreuses d’un tremblement de terre qui a eu lieu en 1999. Osman Kavala est alors devenu connu en tant que mécène, philanthrope, personnalité de la société civile à la fin des années 1990.
A l’époque, l’Etat s’est montré déficient dans la gestion de cette catastrophe. Osman Kavala et son argent, avec tout un réseau de la société civile, a permis aux victimes et aux lieux détruits de se reconstituer. Son deuxième domaine d’activité était la culture : il a fondé plusieurs centres culturels dans toute la Turquie. Même si lui est basé à Istanbul, c’est quelqu’un dont les activités sont éparpillées dans l’ensemble de l’Anatolie. D’où le nom d’une des structures qu’il a fondées : Anadolu Kültür, qui veut dire Culture de l’Anatolie. Avec au cœur, les échanges : Osman Kavala a toujours été un fervent défenseur des échanges. Il envisage la paix et la possibilité de la cohésion sociale à travers les rencontres entre les gens, via la culture qui permet de créer un tissu social plus cohérent et ouvrir la voie vers la paix. C’est une des idées de bases du mécénat d’Osman Kavala. »
Osman Kavala a été condamné en 2022, après quatre ans et demi de détention provisoire, à la « perpétuité aggravée », à l’isolement et avec une période de sûreté de durée « perpétuelle ». C’est une peine très dure. Que sait-on de son état de santé et psychologique ?
« Quand Osman Kavala a été arrêté en 2017, c’était sur la base de sa participation présumée, voire orchestration présumée d’une mobilisation sociale de 2013, donc quatre ans après des événements connus dans le monde comme le mouvement turque du parc Gezi. Quatre ans plus tard, donc, Osman Kavala et plusieurs acteurs de la société civile, ont été arrêtés. Son procès a été un véritable périple. Il a ensuite été relâché dans le procès concernant le parc Gezi, pour lequel il était accusé d’être l’instigateur, pour se voir ensuite accusé dans le cadre d’un autre procès. Cela en dit long sur le contexte de son arrestation de 2017 que les premières charges. La Turquie se trouvait dans un contexte suivant la tentative de coup d’Etat de 2016.
Lorsqu’il est arrêté en 2017, Osman Kavala n’est d’abord pas accusé à ce sujet, mais il a fini par l’être dans un procès contre les instigateurs du coup d’Etat. D’où la gravité des charges et d’où aussi la gravité de sa condamnation. Malgré tout ce qu’on peut dire sur le système judiciaire turc, quand quelqu’un est accusé de ces choses aussi grave, la perpétuité aggravée fait partie du registre dans lequel les juges peuvent puiser. Ce que cela nous dit sur le procès, c’est tout à fait une autre histoire : le procès d’Osman Kavala, notamment en raison de ses liens à l’international, a été relativement bien suivi. Certains des actes d’accusation ont pu être traduits en d’autres langues. Il n’est donc pas uniquement cantonné à une campagne de solidarité interne à la Turquie. Ces documents ont également permis de relever l’absurdité de l’acte d’accusation avec des fautes et des erreurs factuelles qui figurent toujours dans ces documents.
Quant à sa santé et son état psychologique. On sait qu’il est incarcéré dans des conditions très dures, il passe beaucoup de temps à l’isolement. Mais il a une communication avec ses avocats et son épouse. Et il a pu envoyer une lettre dans laquelle il exprime sa gratitude pour le prix Václav Havel et où il fait part de son espoir. Il y crée un pont entre l’héritage de Václav Havel et l’espoir qu’il véhicule, et sa propre histoire à lui. C’est donc sur la notion d’espoir qu’il a batti sa lettre qui a été lue. »
Le procès a été considéré comme une parodie de justice. Quelles voix se sont-elles exprimées en Turquie pour le dénoncer ? Des sanctions européennes qui avaient été envisagées ont-elles été décidées ?
« Depuis le premier jour de l’arrestation d’Osman Kavala, il y a une campagne de soutien en Turquie. Cette solidarité ne s’éteint pas, même si la campagne est conduite avec une intensité variable, ce qui se comprend au vu de la longueur qui lui est imposée. Elle est véhiculée par des personnalités issues de la société civile et des acteurs dans la sphère de la culture.
A l’international, il n’y a pas eu de sanctions qui auraient été votées ou décidées, à ma connaissance. C’est relativement rare et compliqué. Toutefois cela ne veut pas dire que le cas d’Osman Kavala soit passé inaperçu. Il y a régulièrement des dénonciations de la part de différents gouvernements ou d’ambassadeurs étrangers basés en Turquie – chose qui avait suscité une importante controverse car ces ambassadeurs ont tenu des propos considérés comme politiques par le gouvernement turc. Enfin, la CEDH a ordonné la fin de l’incarcération d’Osman Kavala, dont la décision n’a pas été respectée par la Turquie.
Dans ce genre de cas où la Turquie devrait respecter les décisions d’instances internationales dont le pays fait partie, le discours des dirigeants turcs est axé sur l’indépendance de la justice turque non seulement par rapport au gouvernement du pays mais aussi par rapport à des instances supranationales. C’est évidemment une violation de la constitution même du pays puisqu’elle reconnaît la supériorité des instances comme la CEDH. Il y a un espoir avec des prix comme le prix Václav Havel, c’est qu’ils permettent que la discussion se poursuive, que le sujet continue d’être présent dans le débat public. »
Que représente la figure du dissident tchécoslovaque devenu président après 1989 en Turquie ? Est-il connu ? Ses écrits sont-ils lus ?
« S’il y a deux Tchèques qui sont connus en Turquie, c’est Václav Havel et Milan Kundera. J’ai vu moi-même plusieurs fois dans différentes bibliothèques les livres traduits en turc de Vaclav Havel et de Kundera. Václav Havel n’y est pas seulement connu en tant qu’homme d’Etat mais aussi pour son théâtre. L’épouse d’Osman Kavala, quand elle a été interrogée sur Vaclav Havel, a justement rappelé ses écrits. Par ailleurs, les écrits de Karel Čapek ont également été traduits en turc, mais les deux premiers sont plus connus. Il faut par contre se dire qu’on est dans un certain milieu : Osman Kavala est mécène, philanthrope, il côtoie une certaine élite intellectuelle du pays… Je dirais que parmi les étudiants du pays, ce sont des noms connus, même s’ils sont relativement lointains. Le rayonnement international de Milan Kundera est bien plus grand, reconnaissons-le, que celui de Václav Havel auprès de la jeunesse turque éduquée. »