Quand Chateaubriand partait au secours de la brebis galeuse de la Maison de France
« Je me mis à pleurer comme un enfant ; j’avais peine à étouffer avec mon mouchoir le bruit de mes larmes. » C’est par ces paroles que le vicomte de Chateaubriand décrit l’émotion qui l’a saisi lors de sa première rencontre avec l’ex-roi de France Charles X dans son exil pragois. Le vieux diplomate n’a pas réussi à dominer ses sentiments face au monarque déchu qui ne manquait pourtant ni de noblesse, ni d’amabilité. Diplomate, homme de lettres, père du romantisme et grand témoin de son temps, François René de Chateaubriand est né le 4 septembre 1768, donc il y a juste 250 ans. Nous profitons de cet anniversaire pour évoquer les séjours pragois de l’auteur d’Atala et des Mémoires d’outre-tombe.
Aux prises avec la bureaucratie autrichienne
« Vous ne passerez pas, » dit le douanier autrichien à Chateaubriand à la frontière de Bohême. « Votre signalement n’est pas sur le passeport. » Le diplomate connu dans toute l’Europe a beau énumérer ses titres : « J’ai été ministre en France, ambassadeur de Sa Majesté très chrétienne à Berlin, à Londres et à Rome. Je suis connu personnellement de votre souverain et prince de Metternich », ses arguments ne changent rien à l’impassibilité du chef de douaniers. Le fin observateur qu’est Chateaubriand, ne manquera pas d’immortaliser cet homme qui est la personnification de la bureaucratie autrichienne en brossant son portrait dans ses Mémoires : « … cheveux roux, moustaches rousses, sourcils épais descendant en biais sur deux yeux verdâtres à moitié ouverts, l’air méchant ; mélange de l’espion de police de Vienne et du contrebandier de Bohême. »Ce n’est que sur l’intervention du comte Chotek, burgrave suprême du royaume de Bohême, que Chateaubriand pourra finalement passer la frontière de l’empire autrichien. L’historienne Pavla Vošahlíková précise les circonstances de sa mission :
« Ses voyages à Prague étaient surtout liés à ses activités politiques et moins à ses projets littéraires et culturels. C’est à Prague que vivait en exil l’ex-roi de France Charles X. Après avoir abdiqué suite à la révolution de 1830, il s’est réfugié chez l’empereur d’Autriche, son ancien allié. L’empereur lui a offert l’asile mais il ne voulait pas accueillir le roi déchu à Vienne pour rester en bons termes avec la France. Alors il a ‘casé’ Charles X à Prague. Ceux qui voulaient le rencontrer, dont Chateaubriand, étaient donc obligés de lui rendre visite dans sa résidence pragoise. »
Au secours de la duchesse de Berry
La mission pragoise du grand diplomate est extrêmement délicate. Il vient pour plaider la cause de la duchesse de Berry, brebis galeuse de la Maison de France. Marie Caroline de Berry est la veuve du duc de Berry, fils de Charles X. Incarcérée par le roi Louis-Philipe après l’échec de sa tentative de restaurer sur le trône son fils Henri de Bordeaux, elle met au monde en prison un enfant illégitime dont le père est inconnu. Déchue de ses privilèges, séparée de ses enfants Henri et Marie Louise, elle vit après sa libération en exil en Italie. La mission de Chateaubriand est d’obtenir pour elle le pardon de Charles X, son beau-père, et la possibilité de revoir ses enfants. Arrivé à Prague, le diplomate est presqu’aussitôt reçu par l’ex-roi. Il décrira dans ses Mémoires l’atmosphère émotionnelle de cette réception dans les coulisses quasi fantomatiques du « Hradschin » - le Château de Prague :
« Je gravis des rues silencieuses, sombres, sans réverbères, jusqu’au pied de la haute colline que couronne l’immense château des rois de Bohême. L’édifice dessinait sa masse noire sur le ciel ; aucune lumière ne sortait des fenêtres. Il y avait là quelque chose de la solitude, du site et de la grandeur du Vatican, ou de temple du Jérusalem vu de la vallée de Josaphat. On n’entendait que le retentissement de mes pas et de ceux de mon guide. »
La première rencontre avec le roi fantôme
C’est dans une des innombrables salles de ce château hanté que l’ancien roi de France accueille le diplomate en lui disant :
« Bonjour, bonjour, monsieur de Chateaubriand, je suis charmé de vous voir. Je vous attendais. Vous n’auriez pas dû venir ce soir, car vous devez être bien fatigué. Ne restez pas debout ; asseyons-nous. Comment se porte votre femme ? »
Tant d’amabilité et tant de noblesse dans un cadre qui ressemble à une gigantesque prison, finissent par bouleverser profondément le diplomate rompu et Chateaubriand fond en larmes :
« Rien ne brise le cœur comme la simplicité des paroles dans les hautes positions de la société et les grandes catastrophes de la vie. Je me mis à pleurer comme un enfant ; j’avais peine à étouffer avec mon mouchoir le bruit de mes larmes. Toutes les choses hardies que je m’étais promis de dire, toute la vaine et impitoyable philosophie dont je comptais armer mes discours, me manqua. Moi, devenir le pédagogue du malheur ! Moi, oser en remontrer à mon Roi, à mon Roi en cheveux blancs, à mon Roi proscrit, exilé, prêt à déposer sa dépouille mortelle dans la terre étrangère. »
La conversation avec le roi
Le lendemain, le caractère de la conversation entre le roi et l’ambassadeur de sa belle-fille est cependant moins émotionnel et plus rationnel. Chateaubriand est obligé de déployer beaucoup d’astuce et toute son éloquence pour atténuer le ressentiment que le vieux monarque éprouve à l’égard de sa belle-fille, mère d’une bâtarde et remariée avec le comte italien Lucchesi. La conversation aboutit finalement à un compromis qui peut être considéré comme le présage d’une future réconciliation. L’écrivain cite dans ses mémoires les paroles du roi :
« Que Madame la duchesse de Berry se fasse oublier. A Palerme. Qu’elle vive maritalement avec monsieur Lucchesi à la vue de tout le monde, alors on pourra dire aux enfants que leur mère est remariée ; elle viendra les embrasser. Je ne lui ferai aucun reproche, mais il faudra qu’elle se contente d’une réunion passagère. »
Le père du romantisme face aux beautés de Prague
Voyageur averti, Chateaubriand laissera dans ses Mémoires d’outre-tombe de nombreuses pages évoquant ses impressions et ses réflexions pragoises. L’historienne Pavla Vošahlíková constate :
« Chateaubriand s’est rendu à Prague deux fois en 1833. Avant de venir, il s’est renseigné sur la situation dans le royaume de Bohême. Comme il ne disposait pas de sources d’informations tchèques, nous supposons qu’il cherchait à s’informer dans les milieux de l’émigration polonaise à Paris. Pourtant, en arrivant à Prague, il ne savait pas que déjà plus de vingt ans auparavant Josef Jungmann avait traduit en tchèque son roman Atala. C’était une information relativement importante que les émigrés polonais à Paris ne connaissaient pas. »
L’écrivain est obligé aussi de revoir l’image de Prague qui s’est formée dans sa tête encore avant son arrivée. Après les premières sensations assez accablantes la ville lui donne une impression plutôt agréable :
« Je ne sais pas pourquoi je m'étais figuré que Prague était niché dans un trou de montagne qui portaient leur ombre noire sur un tampon de maison chaudronnées: Prague est une cité riante où pyramident vingt-cinq à trente tours et clochers élégants : son architecture rappelle une ville de la Renaissance. » (...) « La vue dont on jouit des fenêtres du château est agréable : d'un côté, on aperçoit les vergers d'un frais vallon, à pente verte, enclos des murs dentelés de la ville qui descendent jusqu'à la Moldau, à peu près comme les murs de Rome descendent du Vatican au Tibre ; de l'autre côté on découvre la ville traversée par la rivière, laquelle rivière s'embellit d'une île plantée en amont, et embrasse une île en aval, en quittant le faubourg du Nord. La Moldau se jette dans l'Elbe. Un bateau qui m'aurait pris au pont de Prague, m'aurait pu débarquer au Pont-Royal à Paris. »
Un abrégé de l’histoire de Bohême
Outre ces pages de descriptions dignes d’un peintre romantique, l’écrivain se lance aussi dans les réflexions sur l’histoire et le présent de la Bohême et de son peuple. Son intérêt est sans doute sincère mais les sources de ses informations ne sont pas toujours tout à fait crédibles ce qui ne veut pas dire que ses conclusions ne donnent pas quand même une matière à réflexion. C’est ainsi qu’il résume par exemple l’histoire de la Bohême :
« Confusion, sang, catastrophe, c'est l'histoire de la Bohême; ses ducs et ses rois, au milieu des guerres étrangères, luttent avec leurs sujets ou se collettent avec les ducs de Silésie, de Saxe, de Pologne, de Moravie, de Hongrie, d'Autriche et de Bavière. (…) Des luttes chrétiennes et païennes, des hérésies précoces de la Bohême, des importations d'intérêts étrangers et de mœurs étrangères, résulta une confusion favorable au mensonge. La Bohême passa pour le pays des sorciers. »
Les reflets de l’âme royaliste
Le premier voyage de Chateaubriand à Prague en mai et juin 1833 se termine donc par un succès relatif. Le diplomate part avec un espoir de réconciliation entre Charles X et la duchesse de Berry mais aussi avec beaucoup d’impressions et de sensations qui feront la valeur et le charme de ses Mémoires. Prague, son architecture et son histoire, font resurgir dans sa tête les souvenirs de ses voyages à l’Orient, en Grèce et en Egypte. La vue de la capitale tchèque le fait rêver et lui inspire des idées sur le cheminement de la civilisation. C’est la ville qui reflète aussi les sentiments de son âme royaliste :
« En arpentant la ville et les faubourgs de Prague, les choses que je viens de dire venaient s’appliquer sur ma mémoire, comme les tableaux d’une optique sur une toile. Mais dans quelque coin que je me trouvasse, j’apercevais Hradschin, et le roi de France appuyé sur les fenêtres de ce château, comme un fantôme dominant toutes ces ombres. »