1968 : « Tous ceux qui avaient un appareil prenaient des photos »
C’est un des premiers événements historiques du XXe siècle à avoir été autant abondamment photographié : l’entrée des chars soviétiques à Prague, en août 1968 a marqué les esprits en tant que tel, mais aussi et surtout par la puissance des images qui ont fait le tour du monde. Si celles de Josef Koudelka sont les plus connues, il n’est pas le seul à avoir documenté la résistance passive de la population tchécoslovaque, qui voyait s’effondrer l’espoir de pouvoir vivre dans une société plus ouverte et démocratique. Jusqu’au 30 août, la galerie de l’Hôtel de ville de la Vieille-Ville à Prague propose le regard de 40 photographes tchèques sur l’événement. Dana Kyndrová, elle-même photographe, mais âgée de seulement 13 ans à l’époque, est la commissaire de l’exposition. Radio Prague l’a rencontrée.
« En fait, il y en quatre. Mais ce n’est pas beaucoup en effet. Il y a quarante photographes et parmi eux, seulement quatre femmes… »
Avant de parler de l’exposition proprement dite, dites-nous vos souvenirs du 21 août 1968, vous aviez 13 ans à l’époque…
« J’avais 13 ans et le 21, vers 3h30 du matin, quelqu’un a téléphoné en disant que les Russes étaient chez nous. A l’époque on disait ‘les Russes’, même si c’étaient les soldats du Pacte de Varsovie. On est partis en ville, ma mère avec son appareil photo et mon père et moi on est passé partout dans le centre-ville. Mon père me disait : il faut bien regarder, il faut se souvenir de cela, c’est un moment historique. On a fini devant le bâtiment de la Radio tchécoslovaque où se déroulaient les événements les plus dramatiques. Je me souviens d’un moment où on a couru. J’étais au milieu de la rue, mon père s’est mis à crier : ‘attention, mets-toi près de l’immeuble, c’est dangereux tu peux te faire tirer dessus’. C’était vraiment dramatique et je me souviens très bien de tout. »
C’est intéressant quand même, vos parents vous ont emmenée, adolescente, alors que c’était dangereux…
« Oui, parce que le Printemps de Prague avait suscité l’espoir. On espérait que le changement arrive. Mes parents, surtout ma mère, n’avait pas pu faire d’études dans les années 1950 car mon grand-père possédait des terres, c’était un ‘koulak’. La famille était une ennemie du communisme et tous attendaient ce moment. »Comment avez-vous vécu les temps qui ont suivi ? Il y a eu sept jours de résistance importants, puis la signature des Accords de Moscou, et ces mois de hauts et de bas jusqu’à la chute de Dubček ?
« C’était très triste. Les quelques personnes du gouvernement, Dubcek et le président Svoboda en tête, sont revenues de Moscou. Je me souviens avoir entendu Dubček, il parlait très lentement, il faisait de longues pauses. Ce n’est qu’après quelques moi que l’on a su le contenu de ce qu’ils avaient signé. Seule une personne n’a pas signé, František Kriegel. Tout le monde écoutait la radio et tout le monde savait que ce n’était pas bon. Au mois de janvier, Jan Palach est mort. J’étais scout et on n’était pas loin d’ici, à l’Université Charles. Je faisais partie des gardes pendant la veillée funèbre, à côté du cercueil. C’était triste car on savait que tout était fini. »
Revenons à l’objet de notre présence ici. Votre mère a donc pris son appareil photo, j’imagine que c’était très important pour elle de documenter cet événement. Comment est-ce que vous voyiez votre mère à ce moment-là ?
« A l’époque ma mère avait 38 ans, elle était en pleine force de l’âge. Ici, tous ceux qui avaient un appareil et tous les photographes qui étaient à Prague ou ailleurs en Tchécoslovaquie prenaient des photos. C’était un peu pareil pendant la révolution de Velours en 1989. Qui avait un appareil, prenait des photos, c’était normal. »
Vous rassemblez ici une quarantaine de photographes, comment avez-vous fait la sélection ?
« La première exposition, je l’ai faite il y a 10 ans à l’occasion des quarante ans de l’invasion. J’ai demandé à tous les photographes que je connaissais s’ils avaient pris des photos en 1968, je leur ai rendu visite et on a monté l’exposition comme cela. En 2008, j’avais aussi Josef Koudelka mais aujourd’hui, il a son exposition à part. Je pense que s’y trouvent les meilleurs photographes tchèques. Il y a quelques photographes tchèques, mais pas beaucoup. Il faut que les photos soient bonnes. Actuellement on entend souvent : on a retrouvé des photos inédites ! Mais vous les regardez et ce n’est pas bon. La bonne photo, ce n’est pas avoir un tank dans une rue. Il faut que ce soit bon au niveau de la composition, du contenu etc. »
Ce qui est frappant dans certaines photos, c’est de voir ces gens très ordinaires. Par exemple, il y a celle de cet homme avec sa sacoche, comme s’il allait au travail. Il s’arrête, interloqué, on dirait qu’il ne comprend pas, on voit la perplexité dans son visage, la tristesse. On dirait qu’il est pris sur le vif, comme sur le chemin entre le travail et la maison…
« C’est la photo la plus importante, la première. Mais c’est vrai : c’est un monsieur qui était arrivé d’une autre ville pour célébrer l’anniversaire de son frère. Il est arrivé à la gare principale de Prague, non loin de la gare Venceslas, il traversait la place et soudain les tanks sont arrivés. La première fois que j’ai exposé cette photo, sa famille m’a téléphoné. Ce monsieur était déjà mort, mais ils m’ont raconté cette histoire. Pour moi, cette photo est vraiment symbolique. Les autres sont très dramatiques, mais celle-ci symbolise vraiment notre nation. Nous sommes très petits, et toujours on attend ce que les grande puissances, comme la France, l’Allemagne, l’Angleterre, vont faire. Et nous, on ne peut pas faire grand-chose, à part attendre. C’était en 1938, en 1968 et j’espère que cela ne se reproduira pas aujourd’hui. »
Autre photo mise en exergue, c’est la seule photo en couleur dans cette exposition. Elle a été prise par l’agence de presse tchécoslovaque CTK. C’est une vue depuis le haut de la place Venceslas. C’est frappant car on a tous dans la tête les images de cet événement en noir et blanc, on a presque l’impression qu’il s’est déroulé en noir et blanc. Avec la couleur on prend conscience que ça pourrait se passer ici, ailleurs, dans le monde aujourd’hui…
« A l’époque, les pellicules couleur n’étaient pas bon marché, mais comme c’était l’agence de presse, le photographe pouvait se le permettre. Dans les années 1960 c’était surtout le noir et blanc et à mon avis, c’est bien plus intéressant parce que c’est plus concentré sur le contenu. Actuellement tout est en couleur, mais aujourd’hui si vous mettez la même scène en noir et blanc, il y a une forme de stylisation et le spectateur se concentre davantage sur le contenu. »
Evidemment, on ne voit pas uniquement ces journées de manifestation après l’entrée des chars. On voit aussi les veillées funèbres autour du cercueil de Jan Palach, en janvier 1969, on voit aussi des événements peut-être moins connus du grand public comme ces occupations étudiantes des facs pendant les mois qui ont suivi…« L’invasion s’est déroulée en août et en octobre, l’Assemblée nationale a voté en faveur du ‘séjour temporaire’ de l’armée soviétique dans le pays. Seules quatre personnes ont voté contre. Le 28 octobre, on fêtait les 50 ans de notre république. Et ce jour-là il y a eu beaucoup de manifestations contre ce vote de l’Assemblée nationale. Dès le mois de novembre, il y a eu des grèves d’étudiants qui étaient contre ce ‘séjour temporaire’ qui a ensuite duré 23 ans. »
Cette exposition se trouve en plein cœur de Prague, sur la place de la Vieille-Ville. On regarde les images de la veillée funèbre de Jan Palach, et c’est à quelques mètres d’ici seulement. On est en plein cœur touristique de Prague et ce n’est plus l’invasion des Russes, mais l’invasion des touristes dans les rues ! Dans ces touristes étrangers, y en a-t-il qui viennent voir l’exposition et découvrir un pan de l’histoire européenne ?
« Oui, il y en a beaucoup, et je dois dire que ça me fait vraiment plaisir. Par contre, il n’y a pas beaucoup de Russes ! »