Du porno, des faillites d’entreprises, la liberté de voyager : les années 1990 vues par Dana Kyndrová
La photographe tchèque Dana Kyndrová s’est plongée dans ses archives et a monté une exposition et publié un livre intitulés Devadesátky, Les Années 1990, pour évoquer l’atmosphère si particulière et si contrastée de la décennie qui a suivi la révolution de Velours en 1989.
Dana Kyndrová, nous avons eu l’occasion de vous accueillir à de nombreuses reprises sur notre antenne, pour parler de vos nombreux projets photographiques : les photographies des Spartakiades dans la Tchécoslovaquie normalisée, le départ des troupes soviétiques du pays au début des années 1990 ou encore votre regard sur la Russie où vous avez beaucoup voyagé autrefois. Aujourd’hui, c’est pour évoquer une époque particulière que vous rappelez dans un ouvrage : les années 1990. Pour vous personnellement, qu’a représenté cette décennie qui a suivi la chute du régime communiste ?
« On me pose souvent cette question, mais je dis toujours que pour moi, ce qui était terrible, c’était l’impossibilité de voyager sous le système totalitaire. Quand on a ouvert les frontières dans les années 1990, j’ai enfin pu voyager. Pour moi, c’était le plus important car j’ai pu découvrir le monde. »
Si vous deviez caractériser ces années en Tchécoslovaquie (puis en Tchéquie, puisqu’il y a eu la partition en 1993) en trois mots, quels seraient-ils ?
« L’espoir, la liberté et le voyage. »
Cette soif de liberté s’est exprimée de manière souvent extrême à l’intérieur du pays, et on en perçoit des aspects dans vos photos : on pense par exemple à cette explosion de la pornographie, de la prostitution et des clubs privés, multiplication des grosses voitures occidentales dans les rues, la construction de maisons extravagantes dans le style du « podnikatelské baroko », le « baroque entrepreunarial », comme autant de signes extérieurs de richesse… Mais c’est aussi une époque crise dans nombreux secteurs industriels avec des faillites d’entreprises… Ces contrastes, c’était aussi ça les années 1990 ?
« Oui, mais c’est assez classique de trouver des moments de ce genre. A côté de Prague, les mines de Kladno avaient des problèmes depuis longtemps. Puis, dans les années 1990, on a décidé de les fermer. Mais finalement, quand je pense à mon père et ma mère, à ce qu’ils ont vécu par le passé, c’était bien plus dur finalement… »
Les photos des Spartakiades, des manifestations, mais aussi par exemple le départ des troupes soviétiques de Tchécoslovaquie sont des événements précis : est-ce que vous vous êtes dit, lorsque vous preniez des photographies dans les années 1990, sur le long cours, aviez-vous déjà l’idée que c’était une époque qui ferait une exposition ou un livre intéressants ?
« L’idée est venue plus tard. A l’époque, on organisait des workshops, notamment dans ces mines de Kladno, ou encore dans des aciéries qui arrêtaient leurs activités. Pareil dans les environs de Cheb, des régions très pauvres. Avec des photographes français, allemands et anglais, on voulait faire un projet qui était intitulé ‘Unclear Family’. Et puis, il y a deux ans, j’allais fêter 50 ans de travail photographique et je me suis dit que j’allais me faire un cadeau à moi-même : voilà comment est né ce projet ‘Devadesátky’. »
Cinquante ans de photographie, vous devez avoir des archives incroyables…
« J’ai beaucoup sélectionné au fil du temps. Je n’ai jamais été photographe professionnelle, quelqu’un qui ferait des photographies tout le temps. Mais j’ai pas mal de négatifs… En tant que commissaire d’exposition, j’organise des expositions autour d’autres photographes, et là, j’ai beaucoup de choses en effet, ça s’accumule avec le temps. »
Avec votre appareil photo, vous vous êtes aussi rendue dans les années 1990 dans les anciennes Sudètes, à Cheb notamment dont vous parliez il y a quelques instants. Ces régions, anciennement germanophones, où vivaient Allemands et Juifs – et dans une moindre mesure des Tchèques – ont toujours une atmosphère particulière puisque ces populations ont été soit expulsées soit déportées après et pendant la Deuxième Guerre mondiale. Comment était l’ambiance dans ces régions après 1989 ?
« A cette époque, c’était très particulier, il y avait énormément de prostitution et les Allemands traversaient la frontière pour cette raison. Dans les rues, même à la campagne, il y avait des night-clubs un peu partout. C’était assez dur… »
A l’époque, il y a une coexistence de deux mondes que l’on peut retrouver dans vos photographies : d’un côté, la visite du pape Jean-Paul II que vous avez capturée, mais aussi la présidence de Václav Havel, le retour d’institutions longtemps interdites comme le Sokol, que vous montrez aussi, et de l’autre côté cette atmosphère totalement débridée liée à la liberté retrouvée. On a l’impression que ça coexiste sans contradiction…
« Oui ! Et je rajouterais qu’à l’époque, j’ai aussi pris des photos à Plzen. Avant 1989, sous le régime communiste, on ne parlait pas du fait que la Tchécoslovaquie avait été en partie libérée par l’armée américaine. En 1945, la première pierre d’un futur monument rappelant ce chapitre avait été posée, mais il n’a jamais été érigé. Cela a été finalement fait en grandes pompes en 1995. Pour moi, c’était également important de montrer cela parce que cela fait aussi partie de notre histoire. »
Je le disais en introduction, vous avez beaucoup voyagé et photographié en Russie. Je ne peux pas ne pas vous le demander : comment avez-vous vécu ce moment ? Etiez-vous surprise ?
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« Pas tellement. Quand j’étais en Russie en 2008, il y a eu le problème de la Géorgie : j’étais à Moscou et j’ai été très surprise de voir les gens tout à fait content du fait que désormais la Russie possédait un bout de la Géorgie. Plus tard, j’étais à Saint-Pétersbourg pour une exposition, c’était peu avant l’annexion de la Crimée, et j’ai vu à la télévision un documentaire qui racontait l’histoire de la péninsule. Le documentaire y racontait aux téléspectateurs que la Crimée appartenait à la Russie. Donc, non, je n’ai pas été surprise le 24 février 2022. »
Dans un monde où aujourd’hui, la photo est omniprésente, où tout le monde prend des photos avec son téléphone, quel est le secret d’une bonne photo documentaire ?
« Pour moi, et même si je suis photographe documentaire, je pense qu’une photo doit avoir une bonne composition. Ensuite, ce que la photo dit, cela dépend de vous, de votre caractère, de votre intelligence, de votre culture générale… Actuellement, je vois passer beaucoup de bonnes photos car la technique est fantastique. Et il y a toujours beaucoup d’excellents photographes tchèques aujourd’hui. »
L’exposition Devadesátky est à voir à la Galerie Leica, à Prague, jusqu’au 15 septembre.