« Milan Kundera, c’est un Kurde pour nous »

Milan Kundera, photo: Elisa Cabot, CC BY-SA 2.0

Le kurde, avec ses multiples dialectes, a longtemps été interdit dans les quatre pays du Moyen-Orient où vivent 35 millions de Kurdes. La proscription de l’usage public du kurde a gravement impacté la production littéraire dans cette langue. Toutefois, aujourd’hui, avec ses chaînes de télévision, ses départements universitaires et les efforts de traduction de ses intellectuels, le kurde connaît un essor. Aux côtés les traductions de James Joyce et de Marcel Proust côtoient désormais également celles de Franz Kafka et de Milan Kundera. Ce dernier a eu une résonnance toute particulière pour les lecteurs kurdophones, tout comme pour son traducteur, Ibrahim Seydo Aydoğan, qui s’est exprimé au micro de Radio Prague.

Le kurde, une langue longtemps interdite

Ibrahim Seydo Aydoğan, vous êtes enseignant chercheur à l’INALCO à Paris, vous êtes aussi romancier et un homme politique qui est engagé dans la cause kurde. Nous allons parler de la traduction d’un ouvrage de Milan Kundera qui a été réalisée du français vers le kurde. Mais avant de nous pencher sur ce sujet, je voudrais que vous contextualisiez les efforts de traduction vers le kurde. Nous pouvons commencer par remarquer, pour le public tchèque qui n’est pas nécessairement familier avec la langue kurde, que le kurde n’est pas une seule langue et que ce n’est pas une langue mineure…

Ibrahim Seydo Aydoğan,  photo: YouTube
« Les Kurdes vivent sur un territoire, partagé depuis la fin de la Première Guerre mondiale entre des États qui veulent s’imposer à leurs minorités. Il s’agit de la Turquie, de l’Iran, de l’Iraq et de la Syrie. La langue kurde, n’ayant jamais été enseignée dans la plus grande partie du Kurdistan, en l’occurrence en Turquie, connaît plusieurs dialectes (notamment le kurmandji, le zazaki et le sorani, ndlr).

Aujourd’hui, les Kurdes en Turquie apprennent le kurde uniquement au foyer, au sein de la famille. Et on sait tous que les connaissances linguistiques, ainsi que la maîtrise du langage au sein de la famille, restent relativement limitées, parce que c’est une langue qui n’a pas été employée à l’écrit par ses locuteurs. La langue administrative a toujours été la langue dominante, en l’occurrence, le turc, l’arabe et le persan. Or, la langue de la société, de la vie quotidienne a toujours été le kurde. On a tous grandi dans des villages, dans des milieux où le kurde était complètement dominant. Mais à partir du moment où on mettait le pied dans un établissement public, qu’il s’agisse d’un hôpital, d’une école, où d’une préfecture, on était obligé de parler la langue dominante, la langue officielle du pays. Comme le kurde était pourchassé du domaine officiel, il a également été criminalisé, discriminé et, même dans la conscience de ses locuteurs, le kurde était quelque chose à fuir. Lorsqu’on écrivait en kurde dans les années 1990 en Turquie, on était considérés comme des terroristes, on était poursuivis par la police, alors qu’on pouvait écrire des poèmes d’amour. »

Il est assez évident, selon votre description, que ce contexte de répression a eu des effets néfastes sur la production culturelle et littéraire dans cette langue. Quand on arrive dans les années 2000, jusqu’à aujourd’hui,en 2018, les Kurdes évoluent dans des conditions politiques très différentes. D’un côté, il y a le Kurdistan d’Iraq avec le dialecte sorani qui est une langue d’administration assez institutionnalisée. De l’autre, il y a le dialecte kurmandji utilisé notamment en Turquie. Quelle est la situation du kurde et de la production littéraire kurde-kurmandji aujourd’hui ?

« Le kurmandji était complètement banni du champ littéraire. Ce dialecte, considéré comme une langue, était la langue interdite, qu’il s’agisse de l’Iran ou de la Turquie. En Syrie, on faisait comme si les Kurdes n’existaient pas. »

En même temps, en Turquie, il y a cette situation paradoxale car il y a aussi une chaîne de télévision publique en kurde…

«...même l’apprentissage du kurde dans les écoles publiques est considéré comme l’apprentissage d’une langue étrangère. »

« Vous avez raison de le rappeler. Cette chaîne avait des problèmes au démarrage mais maintenant, elle émet 24 heures sur 24 des émissions en kurde. Il y a aussi des sections de langue et de littérature kurde dans les universités, et même la possibilité d’apprentissage du kurde a été introduite dans les écoles publiques pour les enfants de plus de 11 ans. Cela étant, même l’apprentissage du kurde dans les écoles publiques est considéré comme l’apprentissage d’une langue étrangère. Si on apprend le kurde dans les écoles et dans les universités, ce n’est pas parce que c’est notre langue maternelle, mais on l’apprend comme une langue étrangère au même titre que le japonais, le tchèque, le russe, le chinois. »

Traduire vers le kurde

Nous allons maintenant aborder la question des traductions. Que répondez-vous à ceux qui estiment qu’il n’est pas nécessaire de traduire vers le kurde-kurmandji, parce que les lecteurs du kurmandji peuvent tout lire en turc ?

« C’est une question paradoxale. On peut être pour ou contre. À la fin de l’Empire ottoman, lorsque les intellectuels ont voulu lancer le mouvement kurde, ils se sont posé la même question. Étant tous exilés à Istanbul, loin du Kurdistan, ils voulaient publier les journaux qu’ils envoyaient au pays et qui représentaient le seul moyen d’être en contact avec la population. Le problème était que les Kurdes étaient illettrés car, à l’époque ottomane, il n’y avait pas d’école publique. Ces intellectuels sont amenés à employer le kurde dans leurs journaux parce qu’il y avait toujours quelqu’un qui pouvait lire, dans le village, le journal à voix haute. Aujourd’hui, c’est la même situation. On peut traduire Kundera ou Kafka, alors que les gens ne liront pas. Mais si demain il y a des écoles kurdes, on va refaire le même effort ? Non. Non seulement on aide le kurde à se développer par le biais de la traduction, mais on prépare aussi le terrain pour l’avenir. »

Avant de passer aux traductions vers le kurde, parlons un peu des traductions à partir du kurde. Quelle est la situation ? Vers quelle langue on traduit le plus, qui sont ces traducteurs ?

« En fait, il y a très peu de traductions du kurde vers d’autres langues, notamment les langues européennes. Les premières traductions sont faites vers l’arabe, le persan et le turc. Ce sont les langues les plus proches que nous maîtrisons. Une fois que les Kurdes ont appris les langues européennes, il y a eu certaines traductions, mais nous avions un problème dans ces traductions. Les traducteurs n’étaient pas formés pour cela, même s’ils maîtrisaient les deux langues, le kurde et une langue européenne. Les ouvrages manquaient encore de maturité. Les premiers efforts kurdes étaient plutôt idéologiques.

Nous devons être réalistes. Comme notre littérature manquait encore de maturité, on ne pouvait pas tout présenter aux Européens. C’est pour cela que nous nous sommes dirigés vers la traduction d’ouvrages comme le Mem et Zîn d’Ehmedê Xanî, écrit en 1695, pour montrer qu’il y a eu une littérature riche chez les Kurdes avant que le kurde soit officiellement interdit et marginalisé. Aujourd’hui, nous avons des auteurs comme Mehmed Uzun, qui est le romancier le plus connu des Kurdes, ainsi que le poète Cegerxwîn, qui sont vastement traduits dans les langues européennes, notamment en suédois, en français, en allemand et en anglais. »

Votre roman a-t-il été traduit ?

Photo: mir
« Non, il n’a pas été traduit. On m’a proposé de traduire mes deux romans en turc (Leyla Fîgaro et Reş û Spî, ndlr), ce que j’ai refusé. J’ai dit que je préfèrerais que les lecteurs intéressés à lire mes romans les lisent en kurde. Plus tard, quand je serai assuré que le romain a atteint son but, c’est-à-dire ses lecteurs kurdes, là on pourra penser à des traductions. Mais pour l’instant je pense que c’est encore tôt. »

Pourriez-vous nous parler des traductions vers le kurde ?

« Il y a eu des très bonnes traductions faites notamment par les auteurs confirmés du kurde, qui avaient déjà eux-mêmes publié, et qui connaissaient parfaitement des langues étrangères, comme l’anglais, le français ou l’espagnol. Dans notre effort de traduction, on voudrait privilégier les auteurs qui feront plaisir aux Kurdes. C’est pour cela que la stratégie du choix des auteurs à traduire est beaucoup plus aigüe chez les Kurdes. Comme on a choisi Kafka, on a également choisi James Joyce. Nous avons également traduit Marcel Proust, Milan Kundera, Gabriel García Marquéz... »

Le langage universel de la littérature

Je pense que ce sont surtout Kafka et Kundera qui attirent l’attention des auditeurs tchèques. Pouvez-vous parler de votre rapport personnel à ces auteurs ?

Franz Kafka
« Le monde que Kafka et Kundera décrivent, ce sont deux mondes différents. Néanmoins, il ne faut pas oublier que la littérature s’est toujours intéressée à l’Homme. C’étaient les conditions de l’Homme qui étaient au centre de la production littéraire. Nous avons Ulysse qui participe au pillage dans la guerre de Troie et qui rentre vingt ans plus tard d’un voyage mythique et épique voir Pénélope, sa femme, et nous avons Joseph et Irena qui rentrent vingt ans plus tard dans le roman de Milan Kundera, dans l’Ignorance, et qui vivent la même chose dans des conditions différentes. Il y a le même mal de pays, le même regret, le même déracinement. Mais Ulysse est parti pour faire du pillage, pour envahir d’autres terres. Joseph a quitté son pays parce qu’il ne pouvait plus y vivre, Irena était dans la même situation.

Quant à Kafka, il décrit l’effacement de l’Homme moderne dans son quotidien. Il y a la même chose chez Milan Kundera. Il y a une scène énorme dans l’Ignorance : Joseph qui arrive dans le cimetière familial et qui y lit les noms. Il s’aperçoit qu’il n’était pas au courant de certains décès. Il s’est dit qu’à l’époque communiste, comme toutes les lettres étaient lues, sa famille n’osait pas l’informer sur les décès de ses proches. Mais après, il voit qu’il y a certains décès qui datent d’après la chute du communisme. Il dit : "ce n’était plus par peur du système, mais que je n’existais plus pour eux".

Milan Kundera | Photo: Elisa Cabot,  Wikimedia Commons,  CC BY-SA 2.0
Milan Kundera n’est pas juste un romancier pour moi. C’est un penseur qui exprime ses idées par l’intermédiaire des histoires et nous avons la même chose dans ce premier roman kurde de 1695 Mem et Zîn d’Ehmedê Xanî, que je me permets de citer en kurde : "Şerha xemî dil bikim fesane, Zînê û Memê bikim behane". Cela veut dire, "je veux vous raconter ce qui se passe dans mon cœur mais je vais me servir de l’histoire d’amour de Zîn et de Mem". Donc Ehmedê Xanî annonce déjà l’approche qu’on observe trois siècles plus tard chez Milan Kundera. Tous les littéraires sont des frères et sœurs, ils viennent du même monde. Tous les littéraires font la même observation sur l’Homme, mais tout dépend des conditions de l’Homme. C’est pour cela qu’Homère est en quelque sorte l’oncle au premier degré de Milan Kundera et de Kafka. »

Vous nous proposez un voyage dans le temps et à travers les contextes. Cela m’apparaît plus qu’emblématique que nous nous retrouvions à Paris, que nous parlions ensemble en français sur la littérature kurde. Vous êtes originaire de la Turquie, tout en parlant de Kafka qui vivait à Prague, qui est aujourd’hui la capitale tchèque, mais qui était un Juif écrivant en allemand, et Milan Kundera, lui-même tchèque, fait maintenant le choix d’écrire en français…

Photo: Folio
« Exactement. Le romancier, le poète, le littéraire, n’a pas de patrie. On est tous exilés en quelque sorte. Chaque romancier est universel. Pour nous, Milan Kundera, et son roman L’Ignorance… Si vous enlevez tchèque, Bohème et France et vous mettez Kurdistan et Istanbul, tout le monde croirait, et ceci n’est pas une exagération, que Milan Kundera l’a écrit directement en kurde. On passe tous par la même histoire, même si les continents sont différents, les langues sont différentes, le contexte historique aussi est différent. Mais Milan Kundera, c’est un Kurde pour nous. Aujourd’hui, je vis comme lui, j’ai quitté mon pays, je vis à Paris, j’écris en français comme en kurde. Je ne suis pas Milan Kundera. Mais je suis Milan Kundera aussi. »

Kundera vous parle donc à vous en tant qu’auteur et en même temps il parle, à travers vous en tant que traducteur, à vos lecteurs…

« Oui, et c’est pour cela d’ailleurs que Milan Kundera aurait voulu savoir, avant de valider notre traduction, qui va la faire. Il a demandé à voir mon CV que je lui ai envoyé et il a d’emblée accepté. Je pense que lui aussi a dû voir que j’étais très proche de ce qu’il voulait dire. »