Une quarantaine d’historiens refont le Printemps de Prague

'Le Printemps de Prague cinquante ans après'

Plusieurs dizaines d’historiens étaient réunis dans la capitale tchèque trois jours durant à la mi-juin pour discuter des multiples aspects du Printemps de Prague. Cette conférence, intitulée à juste titre « Le Printemps de Prague cinquante ans après », a permis de mettre en perspective les événements tchécoslovaques avec les multiples bouleversements que connaît le monde en 1968.

Un phénomène obscur et imprévisible

'Le Printemps de Prague cinquante ans après'
Le Printemps de Prague, cette tentative de réformer le communisme pour proposer un « socialisme à visage humain », réprimé après l’invasion des troupes du pacte de Varsovie d’août 1968, est un peu un objet historique non identifié, difficile à définir. Spécialiste de l’histoire de l’idéologie communiste mais pas forcément du Printemps de Prague, Markéta Devátá, de l’Institut pour l’histoire contemporaine de l’Académie des Sciences, l’organisateur principal de la conférence, s’y est essayée :

« Je pense qu’une composante essentielle du Printemps de Prague, c’est la revitalisation de la société. Cette société a pu commencer à s’exprimer sur certaines choses, même si c’était déjà le cas dans les années 1960 et qu’elle s’exprime toujours d’une certaine façon. Mais au printemps 1968, c’est devenu quelque chose de courant qui a imprégné la société. »

Pourtant, même si le processus de libéralition est engagé dès les années 1960, peu de choses ne laissaient présager d’un changement politique aussi profond au sein de la société tchécoslovaque.

L’historien et politologue Jacques Rupnik, un animateur de l’un des panels organisés dans le cadre de la conférence, était à Prague le 5 janvier 1968, quand le communiste slovaque Alexander Dubček a été élu premier secrétaire du Parti communiste tchécoslovaque, à la place d’Antonín Novotný. A l’époque, il ne croyait pas que cela changerait grand-chose :

« A ce moment-là, nous n’avions pas d’information précise. Tout ce qu’on savait, c’est que le nouveau pouvoir était représenté par un apparatchik qu’on ne connaissait pas et dont on n’attendait aucun changement. Et ça c’est intéressant parce qu’un inconnu chasse un apparatchik détesté et vous n’attendez rien. Or, surprise !, l’homme dont vous n’attendez rien abolit la censure et déclenche un mouvement de renouveau politique sans précédent, qui va bien au-delà de ce que lui-même souhaitait sans doute. Mais il est devenu malgré lui le symbole de quelque chose que personne ne pouvait imaginer le 5 janvier, le jour où il a été élu. »

Une perspective transnationale

Martin Valenta,  photo: Khalil Baalbaki,  ČRo
La conférence « Le Printemps de Prague cinquante ans après » proposait une approche résolument transnationale, avec l’idée de comparer ou d’établir des passerelles entre la perspective tchécoslovaque et les événements qui secouent nombre de sociétés durant cette année 1968, notamment dans le monde dit occidental. Mais est-il possible de dresser des parallèles entre les révoltes, souvent à dominante étudiante, des pays ouest-européens et la tentative de réformer le communisme en Tchécoslovaquie ? L’historien Martin Valenta, qui s’est livré à une comparaison entre le cas tchécoslovaque et le cas ouest-allemand, pense que oui :

« C’est selon moi possible si l’on prend les années 1960 comme un tout, et principalement en matière culturelle, puisqu’il y a eu un important transfert vers la Tchécoslovaquie des changements culturels de l’Ouest : la musique rock, les mouvements subculturels, le conflit avec les parents, le conflit avec l’autorité. Cela existait aussi en Tchécoslovaquie. Et le parti communiste, qui s’est prudemment libéralisé sous l’influence de la déstalinisation, avait une position hésitante, entre tolérance et répression, de telle sorte qu’il n’était plus capable d’arrêter ce transfert. »

D’ailleurs, les penseurs marxistes tchécoslovaques, comme Radovan Richta ou Karel Kosík réfléchissent alors sur les mêmes bases que leurs homologues ouest-européens. Mais, d’après Martin Valenta, les liens directs entre personnes, entre étudiants, s’effectuent davantage de façon tout à fait marginale :

Le groupe Aktual,  photo: Fenomén Underground / ČT
« Il y avait le groupe Aktual, un groupe de l’underground, influencé plutôt par le modèle hippie que par la révolution marxiste. Mais ils avaient des liens très étroits avec le mouvement hollandais Provo et des radicaux ouest-allemands allaient aussi aux Pays-Bas pour s’imprégner de leur idéologie. Et il y avait donc également des liens, au même moment, vers 1966, avec le mouvement Aktual de Milan Knížák, qui avait été créé en 1963. Et plus tard, en 1969, le mouvement de la Jeunesse révolutionnaire est né en Tchécoslovaquie et c’était clairement une copie des mouvements ouest-européens du marxisme, du trotskysme, du maoïsme. »

Mais c’est surtout l’incompréhension qui domine entre les gauchismes ouest-européens et les Tchécoslovaques engagés dans le Printemps de Prague. En témoigne au printemps 1968 le passage dans la capitale tchécoslovaque du militant allemand Rudi Dutschke, dont le discours révolutionnaire est fraîchement accueilli.

L’indifférence franco-tchécoslovaque

Jacques Rupnik,  photo: ČTK
De la même façon, le Mai 68 français et le Printemps tchécoslovaque restent largement imperméables l’un à l’autre. Jacques Rupnik :

« A l’époque, les deux mouvements se déroulent simultanément, mais s’ignorent ou ont peu d’intérêt l’un pour l’autre. C’est ça le paradoxe. Mai 68 ne s’intéresse pas au Printemps de Prague. Et parmi les plus politisés, les gauchistes de l’époque, on considère même le Printemps de Prague avec une certaine méfiance : que veulent-ils ? Restaurer les libertés bourgeoises ? Restaurer le capitalisme ? Il y avait donc beaucoup de méfiance. Et côté tchèque, il y avait très peu d’intérêt pour le gauchisme français, les drapeaux rouges, les groupuscules d’extrême-gauche, les maoïstes… Il y avait donc une indifférence, ou une absence de communication. »

Pour Jacques Rupnik, ce n’est que rétrospectivement qu’un rapprochement s’est opéré entre les protagonistes des deux mouvements :

« Les soixante-huitards français ont abandonné leur rhétorique et ont investi leur énergie dans des mouvements sociaux, le mouvement environnemental, le mouvement féministe, les minorités, etc., tout ce qu’on associe au libéralisme sociétal, ou, même, comme on le dit maintenant, ont participé à l’avènement d’un nouvel individualisme. Donc le libéralisme en France a eu sa percée avec la génération 68. On peut dire parallèlement que le post-68 à Prague, c’est la désillusion par rapport au marxisme, au socialisme et on va vers la dissidence, la Charte 77 et donc on est avec un discours sur le droit, la société civile et l’Europe. Et c’est autour de ces trois thèmes que s’organise une sorte de convergence entre les post soixante-huitards de Prague et les post soixante-huitards de Paris. »

Penser le Printemps de Prague dans le temps long

'La conférence 'Le Printemps de Prague cinquante ans après',  photo: Khalil Baalbaki,  ČRo
La conférence invitait ainsi à penser le Printemps de Prague dans le temps long. Il prolonge les débats et la libéralisation de la société tchécoslovaque des années 1960 et il ne s’arrête pas immédiatement avec l’invasion des troupes soviétiques le 21 août 1968. Les mois qui suivent sont marqués par une résistance passive à l’occupation, qui culmine avec la mort de Jan Palach en janvier 1969, et qui prend fin avec la répression des acteurs du Printemps du Prague et le retour à l’orthodoxie communiste, un processus connu sous le nom de normalisation. Markéta Devátá :

« Généralement, on admet que le Printemps de Prague prend fin avec le premier anniversaire de l’occupation débutée en août 1968. Il y avait encore des morts mais ceux-ci n’étaient plus le fait des militaires. Ils étaient liés à une répression intra-nationale. C’était des Tchèques contre d’autres Tchèques. »

Dans le temps long, cela veut dire aussi réfléchir à l’héritage que représentent les événements de 1968 pour aujourd’hui. Et c’était tout l’enjeu de la conférence « Le Printemps de Prague cinquante ans après ».