« A l’époque des fake news, l’historien doit dire que la vérité existe »
Annette Wieviorka, historienne spécialiste de la Shoah était à Prague pour une conférence organisée par l’Institut français de Prague et le think tank Europeum sur le thème de l’Europe des contestations de 1968 à 2018. Radio Prague l’a rencontrée pour revenir avec elle, entre autres, sur le Printemps de Prague et le rôle de l’historien dans la société actuelle.
« En mai 1968, j’avais 20 ans. J’ai vécu mai 68 un peu de loin à cause de mon appartenance à un groupe mao qui pensait que la vérité se situait dans l’occupation des usines mais j’ai été pratiquement à toutes les manifestations. Je ne suis pas sûre d’avoir compris grand-chose, mais j’étais une simple étudiante. Ceux qui ont conduit mai 1968 étaient des gens légèrement plus âgés qui avaient plus d’expérience. Après 1968, j’ai abandonné mes études de lettres à la Sorbonne pour faire de l’histoire. C’est-à-dire que mai 1968 m’a donné le sentiment que l’histoire était en marche. »
Quels souvenirs gardez-vous du Printemps de Prague, vous qui étiez maoïste à l’époque ?
« Je pense que nous l’avons interprété comme tout ce grand mouvement qui a eu lieu dans le monde entier, parce que 1968 n’est pas un événement français, mais il se déroule également en Allemagne et aux Etats-Unis, sur les campus américains. Je me souviens surtout de l’entrée des chars soviétiques à Prague et du fait que pour la première fois, le parti communiste français prenait une très mince distance avec ce qui se passait à Prague. Je me souviens bien, un peu de temps après, de l’immolation par le feu de Jan Palach. Ça nous avait beaucoup secoués. »
Est-ce que l’on peut faire des rapprochements entre mai 1968 et ce qui s’est passé à Prague la même année ?
« Cela me paraît un peu difficile. D’abord parce que mai 68 est un mouvement assez composite avec d’un côté le grand mouvement ouvrier d’occupation des usines avec des gens qui demandent des augmentations de salaire et qui ont un certain nombre de revendications en occupant les usines. C’est donc un mouvement de la classe ouvrière. De l’autre côté, il y a le mouvement étudiant qui, même avec ce badigeon marxiste accompagné des groupuscules trotskistes et maoïstes, est aussi très largement d’inspiration libertaire. Alors que les événements en Tchécoslovaquie, c’est l’ébranlement du monde soviétique. L’année 1968 en France est une affaire franco-française. Quand de Gaulle part à Baden-Baden pour s’assurer que l’armée est bien fidèle, il n’est pas question d’intervention extérieur. Je crois quand même qu’il est difficile de comparer sinon dans cette idée que c’est cette année 1968 qui nous marque, à l’instar de 1848, où l’on a des révolutions un peu partout, avec des courants révolutionnaires partout. »Quel regard portez-vous sur la loi mémorielle polonaise qui condamne les personnes qui reconnaissent à la nation polonaise des responsabilités dans les crimes contre l’humanité perpétrés par l’Allemagne nazie ?
« Aujourd’hui tout le monde veut son génocide »
« Je suis catastrophée et en colère, les deux à la fois. A mon avis, il s’agit d’une loi liberticide qui vise à empêcher la recherche et à imposer en Pologne, ce qui est moins difficile car une partie des Polonais est d’accord, et à l’extérieur, l’idée que la Pologne est un pays tout entier martyr et tout entier juste c’est-à-dire secourable aux Juifs. Je pense que c’est un ensemble : le système judiciaire polonais est atteint et il y a une misogynie avec l’interdiction de l’avortement, y compris thérapeutique, ce qui est inouï. Je pense qu’il y a à l’heure actuelle un régime extrêmement réactionnaire et liberticide qui touche aux intellectuels, aux femmes et à plein de catégories de la population. »
Je voudrais revenir sur deux choses qui m’ont marqué et que vous avez dites pendant la conférence. Vous avez eu cette phrase : « Aujourd’hui tout le monde veut son génocide ». Est-ce que vous pouvez nous expliquer ce que cela veut dire ?
« Après la guerre, il fallait être un héros. Maintenant, le fait d’être victime c’est quelque chose qui apporte une reconnaissance. Beaucoup de peuples mettent l’accent sur les massacres dont ils ont été l’objet et qu’ils qualifient très vite de génocide, même si ce sont des massacres de masse qui n’ont pas de caractère génocidaire. Ils ne sont pas indexés sur le désir de faire disparaître une population. Je vais donner un exemple, la famine en Ukraine, qui est quelque chose de terrifiant avec 3 millions de morts au moins. Ce n’était pas pour faire disparaître le peuple ukrainien. Dans le génocide, il y a l’idée que l’on va faire disparaître un peuple. C’est ma définition du génocide. »Vous avez beaucoup étudié le rôle du témoin et dans la conférence vous avez dit que les survivants de la Shoah étaient mal accueillis notamment en Israël. Pourquoi ?
« On a considéré que s’ils avaient survécu, c’est parce qu’ils avaient dû faire des choses immorales pour pouvoir assurer leur survie. En Israël, il y avait le culte du héros qui s’appliquait notamment aux héros des insurrections des ghettos et de l’insurrection de Varsovie. Il y avait aussi une forme de mépris pour ceux qui n’étaient que des victimes. Cela a changé avec le procès Eichmann en 1961. »
Quel est le rôle de l’historien aujourd’hui dans la société ? Est-ce qu’il a évolué ses dernières années ?
« Je pense que l’historien en France et ailleurs a été une sorte de conscience morale pendant quelques années. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le rôle de l’historien dans la société ou plus exactement dans le débat public n’est plus si important qu’il a pu l’être. En dehors de ça, l’historien va faire son travail d’historien c’est-à-dire l’établissement des faits et la capacité de donner du sens à ces faits qu’il a établis. Je pense que dans une société où il y a beaucoup de ‘fake news’ et de faits alternatifs, il a un rôle qui est de dire : ‘oui, la vérité existe’ même si elle est difficile à établir, même si parfois on peut établir les faits de manière différente. Mais les faits existent. »