Ariana Neumann : « Personne n’allait penser qu’un Juif de Prague pouvait se cacher à Berlin »
Entretien à écouter en appuyant sur Lecture ci-dessus.
Ombres portées est le titre en français du livre publié aux éditions Les Escales par Ariana Neumann sur l’histoire de sa famille juive pragoise pendant la guerre.
Avant d’émigrer au Venezuela en 1949, son père Hans Neumann a survécu à la Shoah grâce à de faux papiers et une audace qui lui ont permis de trouver du travail à… Berlin.
Ariana Neumann a répondu en français aux questions de RPI depuis Londres où elle est installée désormais, après avoir grandi à Caracas.
Extraits de cet entretien
RPi : Une boîte appartenant à votre père Hans - appelé aussi Hanuš - puis d’autres boîtes renfermant d’autres documents à la valeur inestimable vous ont permis de retracer son parcours extraordinaire et le destin tragique d’autres membres de votre famille. Lequel de ces documents a le plus de valeur à vos yeux ?
Ariana Neumann : « C’est une question difficile. Il y avait une centaine de documents en tout, mais je crois que le plus intéressant pour moi était la carte d’identité que mon père a utilisée à Berlin. »
« Mon père venait d’une famille juive pragoise. Je savais qu’il avait émigré de Tchécoslovaquie en 1949 mais c’est tout. En jouant au détective quand j’avais 8 ou 9 ans à Caracas, c’est aussi le premier document que j’ai trouvé dans une boîte. Il y avait cette petite carte d’identité rose avec une photo de mon père jeune. La carte indiquait Berlin, ce qui m’a déjà paru bizarre, et puis surtout il y avait dessus un autre nom que le sien, Jan Šebesta. »
« Jan Šebesta n’existait pas. Mon père l’a inventé en 1943 après que presque toute sa famille a été déportée. Il a échappé à la déportation en se cachant, aidé par plusieurs personnes, puis, recherché par la Gestapo, il a décidé en mai 1943 d’aller à Berlin. Il s’est dit que personne n’allait penser qu’un Juif pragois poursuivi par la Gestapo puisse se cacher à Berlin. »
Cette carte d’identité est d’autant plus impressionnante que sur sa photo est collé le timbre fiscal avec le profil d’Adolf Hitler…
« Oui, je suppose que l’éditeur français a aussi jugé que ce document était le plus important car il est sur la couverture. Le livre a été traduit en neuf langues et ce n’est pas la même couverture à chaque fois, la version tchèque est différente. J’adore aussi le titre en français. »
Ticket de déportation
L’un des autres documents à la valeur inestimable, qui est évidemment très rare et pour cause, est son ticket de déportation…
« Il aurait dû d’abord être déporté avec sa mère et son père en mai 1942. Il a réussi in extremis à être retiré de la liste avec son père grâce à un certificat d’employeur et un travail ‘important pour le Reich’. Ma grand-mère a été déportée d’abord à Theresienstadt/Terezín. Ensuite, lui et son père ont à nouveau reçu l’ordre de se présenter pour être déportés vers la même destination. »
« Ils savaient déjà. Ils avaient établi un système de contrebande pour envoyer des vivres et de l’argent à ma grand-mère à Theresienstadt et ils recevaient ses lettres. Ils savaient donc qu’il fallait à tout prix éviter d’être déporté. Mon père a réussi à être une nouvelle fois retiré de la liste. Il a fait tout le processus avec son père jusqu’à la gare de Bubny à Prague et finalement à la dernière minute il n’est pas parti mais son père, mon grand-père a été déporté. Il avait le numéro 448, mon père avait le 449 sur un tout petit ticket qu’il a effectivement conservé dans la même boîte que j’avais trouvée enfant à Caracas. »
« Mon père ne m’avait jamais parlé de cette période, je crois qu’il était trop traumatisé pour le faire. Quand il est mort en 2001 il m’a laissé cette boîte, pleine de documents, avec la carte d’identité et ce ticket de déportation. »
Tout le processus précédant la déportation, puis pendant et après est décrit dans votre livre, grâce à ces documents, à ces lettres, aux étoiles jaunes en tissu aussi retrouvées dans une autre boîte. La semaine dernière, le 9 mai marquait l’anniversaire de la libération du camp de Theresienstadt, le dernier à avoir été libéré en 1945. Qu’avez-vous appris sur ce lieu chargé d’histoire en écrivant ?
« J’ai eu beaucoup de chances, parce que mes grands-parents avaient ce moyen de communiquer avec leurs enfants grâce à ces lettres. D’un point de vue historique, on me dit que c’est très important, avec environ deux ans de correspondance. Ce camp n’était pas comme les autres, c’était aussi un camp de transit, avec une grande partie de Juifs de Tchécoslovaquie, de Vienne ou de Berlin qui ont transité par ce camp. »
« Terezín ressemble aujourd’hui à une ville classique centre-européenne. Construite pour 7000 personnes, il y en avait jusqu’à 70 000 en 1943, avec de terribles maladies. »
Visites clandestines dans le camp de Theresienstadt
On apprend que votre tante, la belle-sœur de votre père, a réussi à rentrer dans le camp pour rendre visite à vos grands-parents…
« Zdeňka était l’épouse de mon oncle Lotar. Elle n’était pas juive et l’a épousé en 1939, après que les nazis sont arrivés à Prague. Elle est merveilleuse, belle, courageuse, étudiante en droit et intrépide, elle ne suit pas les règles. Quand ma grand-mère est internée en 1942, ma famille ne sait pas où elle est. Le train dans lequel elle est partie de Bubny est un de ceux qui a terminé à Sobibor. Mais elle s’est évanouie et a été sortie du train pour être internée à Terezín, ce dont s’aperçoit la famille en août 1942. »
« Zdeňka, d’une manière incroyable, va se rendre à un petit village puis s’habille comme une personne qui travaille au camp. Elle rentre avec ceux qui travaillaient aux champs dans le camp et retrouve ma grand-mère. C’est absolument incroyable, elle est rentrée et sortie deux fois. Il y a quelques cas comme ça mais très peu de femmes sont passées comme ça. Elle est merveilleuse, c’est grâce à elle que ma famille a tenu le coup deux ans à Terezín. »
Elle a également permis à votre oncle - son époux Lotar Neumann - de survivre. Lui et votre père sont les deux seuls membres de votre famille à ne pas avoir été déporté. L’aventure de votre père est extraordinaire et je laisse les lecteurs la découvrir en détails dans le livre. Je mentionne juste l’épisode dans lequel il rentre quelques jours à Prague de Berlin - il se trompe dans la date à laquelle il doit retourner à Berlin et est arrêté à la frontière. Relâché mais convoqué par un tribunal de Prague sous son faux nom de Jan Šebesta, cela a failli une nouvelle fois lui coûter la vie.
Dans tout ce récit, vous repassez par tous les endroits clés pour cette famille dont la vie a été progressivement anéantie par les nazis. Sur les murs de la synagogue Pinkas de Prague, où sont inscrits les noms de victimes de la barbarie nazie, votre père est mentionné avec un point d’interrogation à la place de sa date de décès. Avez-vous envisagé de faire modifier cette inscription ?
« J’y ai songé, mais si on la change il faut changer les inscriptions sur tout le mur en question et cela représente beaucoup de travail. Mais je crois que c’est important de laisser là ce point d’interrogation. D’abord parce que l’histoire n’est pas quelque chose d’exact, et cela peut symboliser cette imperfection de l’histoire et de la mémoire. Et je crois aussi que c’est important parce qu’on se focalise toujours – on comprend bien pourquoi – sur les personnes qui sont mortes dans les génocides, dans l’Holocauste, dans la Shoah. Mais il y a beaucoup de victimes qui ont survécu. Mon père ne devrait pas être inscrit sur ce mur, il n’a pas perdu la vie. Mais il a été grandement traumatisé et c’est aussi important de comprendre que ces génocides ne finissent pas avec la mort des personnes mais que le traumatisme, la tristesse, l’horreur, la terreur continuent dans les personnes qui ont aimé ces personnes, chez les survivants et leurs des descendants. Je crois qu’eux aussi méritent un petit endroit dans la mémoire de ces lieux. »
Gare de Bubny, lieu de mémoire
Nous venons de diffuser sur notre antenne un entretien sur cette transmission du traumatisme. Je crois savoir que votre père se réveillait en pleine nuit en hurlant en tchèque…
« Oui. Quand j’étais petite dans les années 1970 et 1980, mon père réveillait toute la maison en criant en tchèque ou en allemand dans son sommeil. Il était très traumatisé, 30 ans ou 40 ans après. A la fin de sa vie aussi il avait des cauchemars. »
Votre père est devenu un homme d’affaires important à Caracas. De nombreux criminels de guerre nazis se sont cachés en Amérique du Sud. En a-t-il croisé dans sa carrière ?
« C’est quelque chose dont je ne parle pas souvent. Il y avait un homme d’Estonie que mon père connaissait et moi j’étais amie avec son fils. Fin 1990, il a été placé sur la liste des personnes recherchées par le Centre Simon Wiesenthal. Mon père m’a dit que c’était très difficile de juger les gens, son avis était très partagé. C’est un des rares moments où j’ai parlé de ça à mon père. »
En tout cas, vous mentionnez dans votre livre que votre père gardait dans un revolver « une balle spéciale » pour le garde qui l’a séparé de son père à la gare de Bubny à Prague. Cette gare - tragiquement connue pour avoir été le lieu d’où ont été déportées des dizaines de milliers de personnes, en grande majorité juives - doit être bientôt transformée en mémorial. Comment votre père aurait-il pris cette nouvelle ?
« Je crois que cela l’aurait changé un peu. Peut-être aurait-il pu parler un peu plus. Je pense que certaines personnes qui survivent avec ces traumas ne veulent pas parler parce que c’est impossible de parler de ces horreurs passées. Mais s’il y a des endroits dédiés à cette mémoire… Quand mon père et moi sommes allés à cette gare de Bubny en 1990 c’était simplement une gare comme une autre pour moi mais lui c’est un lieu qui l’a fait pleurer, cela a été un moment assez terrible. Je crois que s’il y avait eu un mémorial cela lui aurait peut-être servi d’espace physique et mental pour pouvoir se confronter à ses émotions et traumatismes. C’est très important d’avoir des endroits comme ça là où de choses affreuses se sont passées et où on peut entrer et parler de tout ça. Je crois qu’il aurait été content de voir un mémorial initié à Bubny. »
Est-ce que cela a été difficile d’arrêter la recherche de votre côté une fois l’écriture finie et le livre publié ?
« Oui cela a été très difficile, même si cela a été très dur de l’écrire. Dur mais important. Il y a toujours des mystères qui subsistent. J’ai eu beaucoup de chance et ai pu résoudre beaucoup des mystères mais il en reste qui me réveillent la nuit, notamment l’identité de cet agent hollandais auquel mon père transmettait des renseignements et qui informait les Alliés… Je crois que la recherche ne se termine jamais. En plus je continue de recevoir des informations, parfois incroyables, par exemple le nom de ma grand-mère écrit sur un papier enterré à Auschwitz et retrouvé relativement récemment. Donc je sais maintenant quand exactement et avec qui elle a été tuée, ce que je ne savais pas quand j’ai terminé l’écriture du livre. Il y a toujours des mystères. »
Le livre d'Ariana Neumann (When Time Stopped dans sa version originale en anglais) a déjà été publié dans neuf langues dont le tchèque sous le titre Pod svícnem tma aux éditions Argo.