Un documentaire tchèque sort de l'oubli le sauvetage d’une centaine d’enfants juifs en 1939
Près d’une centaine d’enfants juifs d’Europe centrale sauvés in extremis avant le début de l’occupation de la Tchécoslovaquie par les armées nazies. C’est l’histoire oubliée, et presque sans traces, d’un pont aérien entre Prague et Londres, organisé par une société caritative britannique, Barbican, avant les célèbres opérations de sauvetage de sir Nicholas Winton. Un documentaire retraçant la découverte de cette mission près de 80 ans plus tard a été récemment diffusé sur la Télévision publique tchèque.
« Nous avons remarqué que le visage dominant de cette photo n’était pas le pilote inconnu, mais le petit garçon. Or il est connu à cause d’une autre photo, prétendument datée de mars 1939, et où il est porté par sir Nicholas Winton. Autrefois, on désignait parfois les aéroports comme des gares. Quelqu’un qui serait tombé sur cette photo aurait pu donc penser qu’elle avait été en effet prise dans une gare. Nicholas Winton, qui a envoyé en train près de 700 enfants juifs en Grande-Bretagne depuis la Tchécoslovaquie, a commencé à le faire en mars 1939 jusqu’à l’éclatement de la guerre. Personne n’imaginait donc qu’il est aurait pu déjà participer à une opération de ce genre, totalement inconnue et oubliée, sans en être l’organisateur, dès le mois de janvier 1939, soit avant le début de l’occupation de la Tchécoslovaquie. »
L’action de sir Nicholas Winton en faveur de centaines d’enfants juifs a également longtemps été ignorée du grand public. Cet agent de change issu d’une famille d’immigrés allemands, décédé en 2015 à l’âge de 106 ans, s'était rendu à Prague, en décembre 1938, pour aider un membre du Comité britannique pour les réfugiés en provenance de la Tchécoslovaquie. Il organise alors plusieurs convois ferroviaires transportant des enfants en Grande-Bretagne, où Nicholas Winton se chargera ensuite de leur trouver des familles d’accueil. Révélée à la fin des années 1980, l’opération permit de sauver 669 enfants entre mars et fin août 1939.
La mission de l’organisation britannique Barbican aurait, elle aussi, pu rester plongée dans l’oubli sans la photographie du petit garçon. Après plusieurs recherches infructueuses aux archives du Musée juif de Prague ou au mémorial Yad Vashem à Jérusalem, Jiří František Potužník accompagné du cinéaste et caméraman Roman Vávra, tombent enfin sur un document mentionnant Barbican :« Nous avons fini par découvrir qu’aux archives du Musée de l’Holocauste à Washington, il existait un film d’époque sur cet événement. Il y a même une légende qui explique qu’il s’agissait d’une opération de sauvetage où une trentaine d’enfants juifs ont été envoyés à Londres, via Rotterdam, à l’initiative de la Mission Barbican. Nous avons fait des recherches sur cette société et avons découvert qu’elle avait été fondée à la fin du XIXe siècle à Londres, avec pour objectif d’évangéliser les Juifs. En 1938 et 1939, elle était dirigée par un Juif converti, Isaac Davidson, qui était devenu révérend. Il avait fondé une filiale à Prague. D’après le témoignage d’une des filles sauvées, des parents s’étaient adressées à lui dans l’espoir de sauver leurs enfants face à la montée du nazisme. »
Ce sont en tout trois vols qui sont organisés entre le 12 janvier 1939 et le 8 mars, quelques jours avant que les armées du Troisième Reich envahissent la Tchécoslovaquie. Dans chacun de ces avions affrétés par la compagnie néerlandaise KLM, une trentaine d’enfants juifs, de Tchécoslovaquie, mais aussi d’Autriche ou d’Allemagne. Les enfants sont confiés à la mission pastorale par des parents inquiets par l’avancée du péril nazi, alors que quelques mois auparavant les accords de Munich ont scellé le sort des Sudètes. Une condition est requise : que les parents autorisent que leurs enfants soient élevés dans un environnement chrétien. La plupart de ces familles juives étant souvent laïques et non-pratiquantes, cette condition ne se révèle pas être un problème. Et comme le précise d’ailleurs une des témoins : pour la majorité des parents, il s’agissait de sauver leurs enfants avant tout.Le réalisateur du documentaire est parvenu à retrouver certains de ces enfants, aujourd’hui âgés de plus de 80 ans. La mission évangélisatrice Barbican a certes disparu il y a 50 ans de cela, mais une autre organisation londonienne, Christian Witness to Israel, a pris le relais et conserve ses archives. C’est là que Jiří František Potužník découvre dans des boîtes en carton les dossiers des enfants sauvés par la Mission Barbican, ainsi que plusieurs adresses qui lui permettent de retrouver la trace de certains de ces survivants. Parmi eux, deux femmes que Jiří František Potužník a rencontrées :
« Il y a d’abord madame Inge Plitzka, qui est arrivée à Londres avec sa sœur. Elle avait six ans. La seconde, c’est Hanna Popper qui avait voyagé sous le nom de Hannelore Erich. Elle avait cinq ans, c’était la plus petite fille, et elle a été prise en photo, ou même sur le film que nous avons retrouvé. Nous avons du mal à la trouver car elle avait changé de nom. Elle a fini par rejoindre le Canada où elle est devenue Hanna Popper. Il n’existe quasiment rien sur la Mission Barbican, pas une ligne. Peut-être que quelque part il existe quand même des documents avec des informations sur des collaborateurs tchécoslovaques. Il est évident que sans l’aide de Tchécoslovaques, une telle opération n’aurait pas pu être menée. Grâce à des mécènes, la Mission a pu acheter deux grandes maisons. L’une pour les filles, l’autre pour les garçons. Ils y étaient bien soignés. Il y avait des nounous, des cuisinières… Les témoins s’en souviennent comme d’un endroit apaisant. » C’est la mère du petit garçon, visible dans les bras du pilote de la KLM et dans ceux de sir Nicholas Winton, qui, à l’origine avait contacté le révérend Davidson. Un garçonnet, appelé Hans Beck, dont le visage est à jamais associé à Nicholas Winton même si ce dernier n’était encore qu’observateur lors de cette mission caritative dont, comme il le confie lui-même au réalisateur, il s’inspirera en partie pour organiser ses convois ferroviaires peu de temps après. Le destin de Hans Beck ne fut malheureusement pas aussi heureux que celui des autres enfants sauvés par la Mission, qui tous ont survécu et qui, pour certains, ont même pu retrouver leurs familles. Jiří František Potužník :« Hans Beck était le plus jeune des enfants à voyager. C’est pour cette raison qu’il a d’ailleurs été autant photographié et filmé. Il est devenu le symbole de cette opération, mais aussi de celle des trains Winton. En 1940, en dépit du fait qu’il avait été vacciné et qu’il fut soigné, il a souffert d’une infection auriculaire. Il est mort d’une infection de l’os temporal qui en était la conséquence. C’est le seul de ces enfants qui est mort. »
C’est le mérite de ce documentaire de faire sortir de l’ombre les héros silencieux de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, ainsi que le destin de ceux qui auraient pu disparaître à jamais : alors que d’aucuns tournaient le dos à l’horreur qui se préparait (ou se déroulait déjà) sous le joug nazi, certains choisirent de faire preuve d’humanité avant toute considération géopolitique.
Qu’ils l’aient fait pour des raisons discutables est une chose. En effet, la tradition juive orthodoxe voyait d’un très mauvais œil la conversion de Juifs au christianisme, une apostasie qui, selon elle, coupait définitivement ces convertis de la communauté juive. De même, la Grande-Bretagne, malgré des restrictions grandissantes, choisit aussi d’accueillir de nombreux Juifs pour éviter que ceux-ci n’émigrent vers la Palestine, sous contrôle britannique. Bonnes ou mauvaises raisons, il n’en reste pas moins que ces opérations de sauvetage, connues ou méconnues, ont permis à ces enfants déplacés d’échapper au sort de millions d’autres hommes, femmes et enfants, et de vivre une vie pleine et accomplie.