Le Livre de l’année 2017
Chaque année, il sort une telle quantité de livres qu’il devient pratiquement impossible de s’orienter dans cette surproduction. Un des rôles des prix littéraires est donc de sauver le lecteur, qui risque de se noyer dans la mer de nouveaux livres, et de braquer son attention sur les auteurs et les titres qui méritent son attention. Le journal Lidové noviny s’adresse vers la fin de chaque année à des personnalités de la culture et de la littérature et leur demande de choisir les meilleurs livres parus au cours des douze mois écoulés. Cette fois-ci 400 personnes ont répondu à cet appel et nous allons vous présenter maintenant les ouvrages qui ont occupé les trois premières places dans cette enquête.
Magor, héros de l’underground tchèque
La première place et le titre du Livre de l’année ont été remportés par une importante biographie intitulé Magor a jeho doba (Magor et son époque) de Marek Švehla. L’auteur de ce gros volume de 688 pages évoque avec force détails la vie du poète Ivan Martin Jirous surnommé Magor, personnalité emblématique de la dissidence tchèque des années 1970 et 1980 qui toute au long de son existence n’a cessé de déranger et de provoquer les autorités et les milieux officiels de son pays. Marek Švehla résume ses activités au cours de la triste période de la normalisation entre 1968 et 1989, dans une Tchécoslovaquie occupée par l’armée soviétique :« Jirous a été un des initiateurs et guides spirituels d’une sous-culture unique qui est née en Tchécoslovaquie et notamment en Bohême au début des années 1970 et qui était un îlot de liberté et de dignité dans un régime défavorable à la liberté et à la dignité. Il était capable de dire aux gens qui se réunissaient dans le cadre de cette sous-culture que leurs vies étaient importantes, que leurs activités étaient importantes, et c’était tout à fait le contraire de ce que leur disait le régime. (…) Sa personnalité a commencé à prendre forme dès le lycée lorsqu’il copiait des livres et les distribuait à ses connaissances et lorsqu’il cherchait à créer des canaux de communication indépendants qui n’étaient pas tolérés par le régime. Mais le Jirous que nous connaissons, le Jirous guide spirituel et inspirateur de l’underground ne s’est imposé que dès les années 1971-72, au début de la période de la normalisation. »
Une liberté cher payée
Né dans la famille d’un agent du fisc, Ivan Martin Jirous (1944-2011) n’a pas suivi l’exemple de son père. Déjà pendant ses études d’histoire de l’art à l’Université Charles de Prague, il se rapproche des milieux artistiques qui refusaient de se soumettre aux conventions sociales et aux pressions politiques. Sa vie est donc celle d’un marginal en conflit permanent avec les autorités. Il publie ses premiers poèmes en 1967 et créera progressivement une œuvre poétique considérée par d’aucuns comme une des plus importantes de la poésie tchèque de la seconde moitié du XXe siècle. Parallèlement, il est collaborateur et animateur du groupe The Plastic People of the Universe. Ivan Martin Jirous devient non seulement une figure importante de cette formation musicale qui ne cesse d’irriter les dignitaires communistes par son répertoire corrosif, mais aussi un représentant de tout un mouvement qui refuse de se plier à la discipline imposée par le système communiste. Il en subira les conséquences et passera au total huit ans et demi en prison. Il ne pourra publier ses œuvres que dans les années 1990, après la chute du régime totalitaire. Marek Švehla rappelle les opinions et le rayonnement de ce grand provocateur :« Jirous disait aux artistes, aux musiciens, à ses amis : ‘Le système vous oblige à accepter des compromis qui sont immoraux. Il vous laisse créer et jouer à condition que vous acceptiez de faire quelque chose, par exemple de couper vos cheveux, de reconnaître l’existence du régime en place, de lui manifester votre loyauté. Mais vous n’êtes pas obligés de le faire. Il se peut que par conséquent vous n’ayez pas la possibilité de créer et de réaliser votre œuvre artistique, mais il est mieux de ne pas créer que créer un art basé sur le compromis et le mensonge. L’art n’est art que s’il est libre.’ A l’époque c’était pour beaucoup comme un réveil. »
Le tragique et le grotesque dans le dernier roman de Jáchym Topol
La deuxième place dans l’enquête du journal Lidové noviny a été remportée par le roman Citlivý člověk (L’homme sensible) de Jáchym Topol (*1962) qui a valu à son auteur déjà le Prix national de la littérature. Fils du dramaturge et poète Josef Topol, Jáchym Topol est d’ores et déjà considéré par une partie de la critique comme un classique moderne. Dans son dernier roman, il raconte le pèlerinage d’une famille de saltimbanques dont les aventures tantôt tragiques et tantôt grotesques sont pour lui un moyen de déployer pour le lecteur une vision très subjective, expressive et violente du monde dans lequel nous vivons. Dans une interview pour la radio, Jáchym Topol a évoqué les principaux thèmes de son livre :« Pour moi, tout est important dans ce livre. Les personnages principaux, la famille de comédiens ambulants, les ‘travellers’, symbolisent pour moi et pour ma génération un immense tournant dans nos existences. C’est la période postrévolutionnaire qui a représenté pour nous un saut dans le vide, un saut dans la liberté, et aussi dans le processus compliqué d’acceptation de cette liberté. Ces comédiens, le père et sa femme, qui est beaucoup plus jeune que lui et qu’il appelle ‘fille de la Révolution de velours’, ont fini par se rassasier d’une certaine façon de cette liberté et cherchent à retourner dans leur région natale, dans la vallée de la rivière Sázava. »
Le retour du Livre du rire et de l’oubli
C’est Kniha smíchu a zapomnění (Le Livre du rire et de l’oubli) de Milan Kundera qui s’est classé troisième dans l’enquête du journal Lidové noviny. C’est le premier roman que l’auteur a écrit après s’être exilé en France, un livre composé de plusieurs récits indépendants et qui ne respecte nullement la structure du roman classique. Le livre ressemblant plutôt à un recueil de contes est pourtant qualifié par Milan Kundera de roman en forme de variations. Les vies et les aventures des héros de ces récits permettent à l’auteur d’évoquer toute une série de thèmes qui lui étaient chers au moment de la parution du livre en 1978 et qui n’ont pas perdu leur intérêt : la double face du rire qui peut être soit le domaine du diable soit le domaine de l’ange, l’oubli et le regret, l’exil, notre rapport au passé et à l’avenir, etc. L’auteur écrit : « Les différentes parties (de ce livre) se suivent comme les différentes étapes d’un voyage qui conduit à l’intérieur d’un thème, à l’intérieur d’une pensée, à l’intérieur d’une seule et unique situation dont la compréhension se perd pour moi dans l’immensité. »Dans le livre, il y a cependant aussi toute une série de thèmes politiques qui ont provoqué la colère des autorités communistes tchécoslovaques des années 1970 et dont certains ont été éliminés par l’auteur dans la dernière édition du livre en 2017 aux éditions Atlantis. L’écrivaine Sylvia Richterová, auteur de l’épilogue de cette dernière édition du livre, revient sur les raisons de ces interventions de l’auteur dans le texte original de son roman :
« Réagissant aux critiques de ses premiers romans considérés comme une description du totalitarisme, Milan Kundera a commencé à attirer l’attention sur le fait que certains mécanismes du pouvoir sont semblables des deux côtés du rideau de fer. Il a alors constaté qu’il faudrait encore beaucoup de temps afin qu’on lise ses romans comme des romans et non pas comme des textes d’actualité. Les années ont passé et aujourd’hui nous nous rendons compte que l’ensemble de son œuvre est une entité homogène, que ses essais en font partie intégrante, que des thèmes importants y sont traités d’une façon de plus en plus profonde. Je pense donc que ce roman ne devrait être lu que par celui qui veut le lire comme un roman dans le contexte de l’ensemble de l’œuvre de Milan Kundera, roman qui est un de ses livres les plus importants, les plus enrichissants, les plus spirituels et les plus esthétiques. Le lecteur qui n’a pas cette intention n’est pas obligé de le lire et peut assouvir son besoin de lecture d’une autre façon. »