« Les châteaux de Prague et de Versailles se complètent comme un homme et une femme »

Pavel Smutný, photo: Archives de Pavel Smutný

Amoureux de la France et de sa culture depuis son plus jeune âge, Pavel Smutný s’est vu remettre, en novembre dernier, les insignes du Chevalier de l’Ordre des Arts et Lettres à l’ambassade de France. Avocat bien connu du barreau pragois, Pavel Smutný a été mis à l’honneur pour ses activités de mécène. Dans un entretien accordé à Radio Prague, le président-fondateur du Bohemian Heritage Fund, grand amateur d’opéra et de musique baroque, a expliqué pourquoi le soutien et la diffusion de la culture française en République tchèque et de la culture tchèque en France comptait tant à ses yeux.

Pavel Smutný,  photo: Archives de Pavel Smutný
« Cet intérêt pour la culture française remonte à mon enfance et à mon éducation. Ma mère parlait français, une langue qu’elle a étudiée pendant la guerre. La vie de nos ancêtres au XXe siècle est remplie de paradoxes… Ma mère avait une professeure brillante sous le Protectorat et c’est elle, une fois à la retraite, qui a été à l’origine de mes premiers pas en français. Je suivais des leçons particulières auprès d’elle. »

« Mais Les Trois Mousquetaires, que j’ai commencé à lire quand j’avais 12 ans, ont eux aussi joué un rôle très important dans mon apprentissage du français. Ce sont eux, Les Trois Mousquetaires, qui m’ont orienté vers la France et m’ont amené à m’intéresser aux sites historiques, à Paris, au Louvre et à beaucoup d’autres choses. Ceci dit, c’était un début encore très abstrait dans le sens où, pour moi, la France était absolument inaccessible. Nous étions alors dans les années 70 en plein dans la période de Normalisation en Tchécoslovaquie. Nous n’avions pas de passeports et ne pouvions pas sortir du pays. C’était très difficile à cause de la police, et puis nous n’avions pas d’argent, rien... Je ne suis resté optimiste que parce que j’étais encore très jeune. J’avais toute la vie devant moi et j’étais sûr que je verrais Paris un jour, que la France serait ma deuxième patrie. Et c’est ce qui s’est passé ! »

Comment s’est donc passée votre découverte de cette France idéalisée ?

«J’ai été ébloui ! J’avais 20 ans, j’étais étudiant et nous sommes partis avec 900 francs en poche. Même pour l’époque, nos moyens étaient donc très limités. Nous avions obtenu une autorisation de sortie du territoire tchécoslovaque pour trois semaines. Durant ce temps, nous avons donc fait en sorte de voir et découvrir le plus de choses possibles, car nous ne savions pas quand nous serions de nouveau autorisés à voyager. D’ailleurs, il nous a ensuite fallu attendre neuf ans, la chute du mur de Berlin et la révolution, avant de pouvoir de nouveau entreprendre un tel voyage. Pour nous, la France était donc un mythe, mais nous avons néanmoins pu découvrir la réalité française. Nous avons vu Paris, la Côte d’Azur avant de passer par la Suisse où nous avons logé chez des émigrés. Nous avons hésité à rester mais finalement nous sommes rentrés au pays. C’était la bonne décision. Je suis très content de ne pas avoir émigré. Nous sommes restés ici dans des circonstances très difficiles mais nous avons quand même connu la liberté. Mais la France, depuis ce premier séjour, est restée mythique. »

« La musique de Rameau a été une découverte colossale pour les Tchèques »

Quels sont les projets qui vous tiennent particulièrement à cœur dans votre volonté de développer les échanges culturels entre la France et la République tchèque ?

Collegium Marianum,  photo: Anna Chlumská / Site officiel de Collegium Marianum
« Une relation ‘normale’ s’est instaurée entre la France et la République tchèque. Cela signifie qu’il n’existe pas grand-chose, mais que cette relation n’est pas inexistante non plus… Il y a des gens enthousiastes, des artistes surtout, qui concourent au renforcement de cette relation, comme par exemple Václav Luks avec le Collegium 1704. En matière de musique baroque, il y a aussi le Collegium Marianum et d’autres ensembles tchèques encore. Je crois que promouvoir les grands siècles qu’ont été les XVIIe et XVIIIe siècles fait partie de la politique française. Je pourrais aussi citer Jean-Philippe Rameau qui, pour nous Tchèques, a été une découverte colossale. C’est une musique qui nous est inconnue alors qu’elle est beaucoup plus légère, beaucoup plus séduisante que le baroque tchèque qui, lui, est certes joli et très poétique mais un peu lourd en raison du climat et de la situation de l’Eglise à l’époque. Vous ressentez déjà l’influence des Lumières dans la musique de Rameau, ce qui est absolument fantastique… »

« Bref, tout ça pour dire que tous ces amis dévoués et motivés entretiennent cette relation. Il y a aussi très certainement des artistes, des philosophes, des gens des facultés de lettres… Je ne peux pas tous les citer. Cette relation entre la France et la République tchèque est donc vivante, il existe toujours des échanges, mais ceux-ci ne sont pas le fruit d’une politique officielle. Tandis que pour la République tchèque, la France est un pays éloigné, pour les Français, la République tchèque n’est pas un pays suffisamment proche. Il y a donc encore beaucoup de choses à faire. Prenons par exemple cette période formidable qu’a été le début du XXe siècle avec les Kupka et Rodin, tous ces échanges entre Prague et Paris, les salons communs ou encore ces grandissimes artistes comme Picasso ou Matisse qui eux aussi ont contribué activement au développement de cette relation, tout comme d’ailleurs beaucoup de nos écrivains ou de nos peintres. C’était une norme à l’époque… »

Jan Zrzavý,  'Bretagne'
« Cela a été l’âge d’or tant de la culture tchèque que française, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons voulu faire partager cela à travers l’organisation, il y a deux ans de cela, de l’exposition Paris-Prague. Nous voulions mettre en avant ces gens incroyables qu’ont été Toyen, Kupka ou Jan Zrzavý qui ont été tellement influencés par la France, non pas pour la copier mais plutôt pour s’en inspirer. Je pense aussi que c’est important d’un point de vue politique, car je suis avocat et vous ne pouvez pas éviter la politique dans les grosses affaires. Je pense que la France mérite mieux en Europe. La France est certes moins importante d’un point de vue économique que l’Allemagne, mais elle reste quand même à la tête de l’Europe et elle doit contribuer beaucoup plus qu’elle ne le fait à construire la vision européenne. »

« Český Krumlov et son théâtre baroque sont un miracle »

Un des projets importants de Bohemian Heritage Fund est la coopération avec le château de Versailles. Une équipe française était récemment à Prague et à Český Krumlov. Quelle est la nature concrète de cette coopération ?

« Catherine Pégard, qui est l’actuelle présidente du château de Versailles, et son équipe ont passé quatre jours en République tchèque et nous avons bien profité de cette visite, car Versailles à nos yeux est non seulement un monument synonyme de nostalgie d’un passé glorieux, mais aussi un bon exemple d’une politique culturelle réussie pour beaucoup de nos sites historiques. Notre héritage en République tchèque est très important aussi et il convient d’en tirer le meilleur profit. »

Château de Versailles,  photo: Jan Rosenauer,  ČRo
« Vous savez, les châteaux de Prague et de Versailles forment un couple, car ce sont deux grands complexes passionnants, même s’ils ne possèdent pas la même histoire. Versailles est le symbole de l’unité de la France et du pouvoir absolu d’un monarque, tandis que le Château de Prague est l’aboutissement d’un mélange de styles et de 1 000 ans d’histoire avec d’illustres locataires comme les empereurs Charles IV ou Rodolphe II. Le Château de Prague a même accueilli un roi de France en exil (Charles X, ndlr.)… Sans oublier non plus un personnage comme Masaryk… Bref, une histoire incroyable ! Mais les châteaux de Versailles et de Prague sont faits pour être unis. Ils se complètent et sont un peu comme le Yin et le Yang ou un homme et une femme. Versailles a le privilège d’exclusivité, tandis que Prague a celui de l’esprit d’ouverture d’un pays qui n’a jamais été une puissance comme a pu l’être la France. »

« Nous sommes ravis parce qu’aujourd’hui travaille à Versailles une équipe qui comprend tout cela, fait preuve d’ouverture d’esprit et perçoit cette magnifique relation. Pour ce qui est des projets en cours, ils touchent essentiellement à la musique avec la poursuite des concerts donnés dans la chapelle royale et à l’Opéra royal de Versailles. A Prague, il faut encore attendre un peu de voir qui sera le prochain président de la République…. »

Le théâtre baroque de Český Krumlov,  photo: Ondřej Tomšů
« Enfin, concernant Český Krumlov, il s’agit d’un miracle. La direction du château fait des choses inouïes. Ils y font littéralement revivre l’esprit du XVIIIe siècle. Il y a aussi bien entendu ce théâtre baroque unique au monde. C’est le théâtre du genre le plus ancien et le mieux préservé dont la direction du château sait parfaitement se servir. Nous y envisageons donc la présentation d’une production commune avec l’Opéra royal… Je reconnais que ce sont des débuts modestes, mais la première étape était d’abord de nous rapprocher. Je suis sûr que la richesse de ces différents châteaux est si importante que la fructification des échanges n’est désormais plus qu’une question de temps. »