Josef Kainar, un homme entre le crépuscule et l’aube de la poésie
Un siècle s’est écoulé depuis la naissance de Josef Kainar (1917-1971), poète dont la vie illustre la situation épineuse de la littérature tchèque dans les décennies suivant la Seconde Guerre mondiale. Homme à plusieurs visages, tour à tour approbateur et critique du système dans lequel il lui fallait vivre et créer, il a laissé une œuvre qui a marqué de façon substantielle la poésie tchèque de son temps.
Un poète en herbe qui a émerveillé ses contemporains
Quand le petit Josef Kainar atteint l’âge de dix ans, sa famille se désagrège. Ses parents divorcent, sa mère et sa sœur partent en Slovaquie et il reste avec son père dans la ville de Přerov en Moravie. Son père se remarie bientôt et ce n’est pas une situation facile pour le petit garçon doué et sensible qui commence à avoir des problèmes à l’école. Lycéen, il n’arrive pas à surmonter l’échec de son amour pour une amie de classe et tente de se suicider. Le scandale provoqué par le suicide manqué oblige la famille à déménager et le garçon étudie donc ensuite au lycée d’Olomouc puis dans la ville de Hlučín. C’est au lycée de cette ville que son talent littéraire commence à se manifester. Le critique et historien de la littérature Vladimír Karfík évoque cette période révélatrice :« Les débuts littéraires de Josef Kainar sont assez particuliers. Il a commencé à émerveiller ses contemporains dès 1936 en publiant ses vers dans le Magazine des étudiants. J’en ai parlé avec l’écrivain Josef Hiršal qui était un peu moins âgé que lui, et Hiršal m’a dit que cette poésie l’avait frappé comme une bombe. C’était écrit par un lycéen et il y avait déjà ce ton existentialiste typique pour lui. C’était lié aussi à son destin, à ses problèmes personnels. Ce ton typique est donc dans sa poésie depuis le début, il s’est manifesté déjà dans ses textes écrits pendant l’occupation, dans la poésie qui allait être publiée après la guerre. »
Quand les nazis ferment en 1939 les écoles supérieures tchèques, le jeune poète est obligé d’interrompre ses études universitaires à Prague et rejoint son père qui est alors cheminot dans un village du nord de la Moravie. Le jeune homme fait divers travaux manuels et joue de la guitare et du violon dans un orchestre de variété. Il ne cesse cependant d’écrire et développe ses relations avec les membres du Groupe 42, cénacle réunissant toute une génération de poètes aux tendances existentialistes et qui sont profondément influencés par le poète František Halas. Selon Vladimír Karfík, la tendance existentialiste était la plus vigoureuse et la plus nette justement chez Josef Kainar.C’est à cette époque qu’il écrit les textes du recueil Les nouveaux mythes, qui ne sera publié qu’en 1946. Dans ce livre, le poète s’est départi de la poésie lyrique des générations précédentes et jette sur le monde un regard désabusé. Le monde vu par ce témoin implacable est un endroit sombre où la beauté côtoie la laideur et l’espoir tourne au désespoir. C’est la réalité crue exprimée par des métaphores violentes qui est évoquée dans cette poésie mais le regard du poète ne s’arrête pas là. Il plonge sous cette réalité, sous les apparences, à la recherche des significations et connotations profondes et inattendues.
Josef Kainar, dramaturge satirique
Après la guerre, Josef Kainar poursuit son œuvre poétique, mais se lance aussi dans le journalisme et s’engage dans l’Union des écrivains tchécoslovaques. Parallèlement, il écrit aussi pour le théâtre, activité qui lui permet de déployer sa verve satirique. L’historienne de la littérature Lenka Jungmanová répertorie ses œuvres dramatiques :« L’œuvre dramatique de Josef Kainar s’est conservée dans la plupart des cas sous forme de manuscrits qui n’ont jamais été publiés. Les œuvres publiées étaient une minorité. Dans ces pièces de théâtre, Kainar se présente comme poète mais surtout comme satiriste (…). Pour le Nouveau théâtre de la satire il a écrit la pièce Ubu revient. C’est, comme le titre l’indique, une œuvre qui constitue un pendant à la pièce Ubu roi d’Alfred Jarry. A mon avis, qui est d’ailleurs partagée par le théâtrologue Vladimír Just, c’est la meilleure œuvre de Josef Kainar. Il y a trois personnages – le père Ubu, la mère Ubu et le Duc, dont deux sont empruntés à Jarry. Kainar a cependant créé son propre sujet. Seule la poétique absurde de la pièce est une référence à Jarry. »
Le poète et la musique
Artiste aux multiples talents, Josef Kainar a également laissé une trace remarquable dans la musique. Il joue de la guitare et du violon et sa nature de musicien le pousse à traduire en tchèque les paroles des tubes célèbres du répertoire anglo-américain. Le musicologue Aleš Opekar retrace cette partie de son œuvre :« Les goûts musicaux de Josef Kainar et sa perception de la musique ont été intensément influencés par la musique de son adolescence, le jazz, le swing et la musique de variété. Quand il écoutait ou même jouait du jazz américain, il était naturel qu’il cherchait à doter ces mélodies de paroles tchèques. A mon avis, il écrivait des paroles de chansons depuis le début et peut-être même encore avant d’écrire de la poésie (…). Et comme Josef Kainar était musicien, un musicien doué, il n’est pas surprenant de constater qu’il a ensuite bientôt commencé à écrire ses propres chansons, et la musique et les paroles. »
Parmi les sujets des chansons de Josef Kainar il y a l’amour inaccompli, l’amour malheureux, mais aussi le rêve, et on y trouve également la nostalgie typique du blues américain et les thèmes inspirés par la musique elle-même. Même après la mort de l’auteur, ses textes, très populaires de son vivant, n’ont pas perdu leur attrait. Aujourd’hui, alors qu’on lit de moins en moins de poésie, ce sont ces textes et ces chansons qui restent la partie de l’œuvre de Josef Kainar qui est la plus présente encore dans la vie culturelle tchèque.
Le chantre de l’idéologie stalinienne
Dans les années 1950, le ton de la poésie de Josef Kainar change. Le régime communiste en Tchécoslovaquie devient de plus en plus rigoureux et se met à liquider tous les signes d’opposition. Les procès politiques truqués aboutissent dans beaucoup de cas à des peines capitales. Ce règlement de comptes avec les « réactionnaires » et l’atmosphère de la terreur ne resteront pas sans conséquences dans l’œuvre de Josef Kainar. Le poète de l’amertume et de la désillusion se transforme en adorateur de l’ordre nouveau comme s’il était aveugle et ne voyait pas le caractère dépravé et profondément immoral de l’idéologie stalinienne. Dans sa poésie de cette période il fustige les dépravations de l’Occident, voue un culte au Travail et aux travailleurs de choc, lance de violentes attaques contre l’Eglise et condamne tous ceux qui n’ont pas compris la nécessité historique de construire un monde nouveau. Comme s’il renonçait à son œuvre précédente et rejetait le poète amère et désabusé qu’il a été.
Les années soixante
Ce n’est qu’au cours des années 1960, qui préparent la courte libéralisation du Printemps de Prague, que Josef Kainar retrouve progressivement le ton désabusé et authentique de sa poésie et aussi son humour. Vladimír Karfík remarque :« L’humour de Kainar est singulier. C’est un humour très expressif. Ce n’est pas un humour normal. Il y a un ton noir, une note noire qui a toujours été présente dans sa poésie. Et cela se manifeste dans la partie postérieure de son œuvre poétique. Sa vision de la vie est, je dirais, assez cruelle. Kainar conçoit la vie comme un pèlerinage cruel de l’homme à travers le monde. »
Le crépuscule et le lever du jour
Dans la dernière étape de sa vie, la poésie de Josef Kainar devient plus sombre mais aussi plus compliquée et plus opaque. Elle réfléchit la situation angoissante après l’occupation de la Tchécoslovaquie par l’armée soviétique et le suicide par le feu de Jan Palach. Le poète se retire de la société et devient de plus en plus solitaire. Vladimír Karfík constate que dans ses derniers recueils Kainar revient à la poésie qu’il a écrite pendant la guerre et que son œuvre poétique forme donc en se refermant un ensemble homogène.
En 1970, le poète choque cependant ceux qui l’aiment et l’estiment en acceptant le poste de président du comité préparatoire de la nouvelle Union des écrivains tchécoslovaques. Cette organisation, qui doit remplacer l’Union des écrivains dissoute par le nouveau régime, ne regroupe que les auteurs médiocres qui sont prêts à collaborer avec les nouvelles autorités et à soutenir par leurs écrits la politique de normalisation imposée par Moscou. On a beaucoup spéculé sur les raisons qui ont poussé Josef Kainar à accepter ce poste compromettant. Toujours est-il que le poète n’a pas longtemps survécu à sa décision. Il meurt d’un infarctus quelques mois après à l’âge de 54 ans. Vladimír Karfík conclut :
« Je pense que le fait qu’on lui a fait accepter le poste de président de l’Union des écrivains était un fardeau trop lourd pour lui. Il n’a pas réussi à le refuser mais il en a souffert énormément. Je le sais. »
Josef Kainar a écrit : « Parfois je me dis que nous vivons le crépuscule de la poésie. C’est possible, le crépuscule doit toujours précéder le prochain lever du jour. » Même dans la poésie crépusculaire de Josef Kainar il y a parfois des lueurs d’espoir. L’œuvre du poète, qui disait dans ses vers qu’il « aimait amèrement l’homme », reflète sa vie intérieure avec ses espoirs, ses angoisses et ses aberrations. Il n’était sans doute pas un modèle d’intégrité, mais son œuvre reste un témoignage poignant sur les forces et les faiblesses d’un homme qui cherchait sincèrement à nous faire sentir, comprendre et partager sa vision du monde.