L’Europe, la Russie, les terroristes et les migrants
« Nous serons obligés d’apprendre de nouveau à vivre avec un niveau de risque plus important qui a toujours fait partie d’un mode de vie responsable », dit le journaliste Karel Hvížďala dans la préface de son livre intitulé « Evropa, Rusko, teroristé a běženci » (« L’Europe, la Russie, les terroristes et les migrants »). Dans ce livre sorti aux éditions Mladá fronta, il a réuni une douzaine d’interviews avec des personnalités tchèques vivant pour la plupart à l’étranger et qui s’expriment sur des questions brulantes de l’actualité.
L’Union européenne face aux situations d’urgence
C’est pour échapper aux stéréotypes avec lesquels nous vivons que Karel Hvížďala a choisi ses interlocuteurs parmi les professeurs d’université et d’autres intellectuels vivant dans divers pays européens et aux Etats-Unis. Il leur a posé des questions sur la situation actuelle, sur l’avenir de l’Europe et de notre civilisation et leur a demandé, entre autres, leur avis sur les réactions de l’Union européenne aux principaux problèmes auxquels elle est confrontée et pour lesquels elle n’arrive pas à trouver des solutions satisfaisantes. Il constate :« Chaque grande surprise, chaque grand problème peut être abordé de deux manières : soit comme une situation qui provoque la crainte, soit comme un appel au changement afin que cette situation ne puisse plus se répéter. Le système de l’Union européenne, c’est ce dont parle aussi Jacques Rupnik dans mon livre, n’a été conçu que pour une situation modérée, calme, non catastrophique. Ce système n’est donc pas capable de générer des décisions d’urgence. Les vingt-huit pays n’arrivent pas rapidement à s’accorder. Il s’agit donc de savoir si nous aborderons ce problème comme un défi et si nous serons capables de le traiter. »
La faiblesse des élites politiques
Parmi les personnalités interrogées dans le livre, il y a le politologue Michael Kraus de Middlebury College aux Etats-Unis, l’ancien ambassadeur tchèque à Moscou Luboš Dobrovský, le politologue tchèque Michael Romancov, le professeur à Bruxelles Jan Rubeš, Tomáš Glanc de l’Université de Zurich, le professeur de philosophie et de sociologie à l’Université de Cardiff Jiří Přibáň, le politologue français Jacques Rupnik, l’ancien ministre tchèque des Affaires étrangères Karel Schwarzenberg, le politologue de Hambourg Petr Robejšek, et d’autres. La postface du livre qui résume en quelque sorte les idées du livre a été confiée à Petr Pithart, ancien premier ministre et président du Sénat tchèque.Ces personnalité évoquent les problèmes de l’Europe mais aussi la situation globale, les conflits du Proche-Orient, le terrorisme, la crise migratoire, le conflit en Ukraine et les rapports difficiles entre l’Union européenne et la Russie. La plupart des personnes interrogées jettent un regard critique sur la politique actuelle de l’Union européenne et déplorent son incapacité à agir plus énergiquement pour protéger ses valeurs. Karel Hvížďala estime qu’une des causes de cette situation est le manque de véritables personnalités politiques en Europe et dans le monde :
« Je ne vois pas une telle personnalité dans les élites politiques. C’est la faute du système que nous avons créé. Aujourd’hui, il n’y a au sommet de la hiérarchie politique que des personnes générées par les appareils de partis. Ces appareils ne produisent que des politiciens médiocres qui ne dévient pas, qui ne s’écartent pas des tendances générales. Ces politiciens obéissent aux appareils des partis parce qu’ils en dépendent. Ce sont ces appareils qui écrivent leurs discours, effectuent des recherches pour eux et leur disent ce qu’il faut penser et ce qu’il faut dire au public. Ce système doit donc nécessairement évincer une personnalité véritable. »Winston Churchill et Václav Havel
Karel Hvížďala constate que nous n’avons plus de grands hommes politiques comme Winston Churchill ou Václav Havel mais admet que ces deux hommes exceptionnels n’ont pu prendre le pouvoir que dans des situations exceptionnelles. A son avis, Václav Havel, en tant qu’intellectuel, n’a pu devenir président que dans une situation hors du commun, parce que c’était un homme qui s’écartait du courant dominant par tout ce qu’il faisait et, dans une situation normale, tout appareil de parti finirait par l’évincer :
« Havel est le symbole d’une vie responsable car il s’est rendu compte qu’il y a des limites qui ne doivent pas être dépassées. Si l’on veut rester soi-même, se respecter soi-même, on ne peut pas céder. Si nous nous comportions de cette façon, la situation ici serait bien différente. »
Démolir les stéréotypes
Fautes de temps, nous ne pouvons pas citer ici les thèmes et les idées exposées dans le recueil d’interviews de Karel Hvížďala. Il avertit d’ailleurs le lecteur dans la préface que son livre ne donne pas de réponses aux problèmes actuels. Ce n’est, selon l’auteur, qu’une tentative de diagnostic des protagonistes de la politique de l’année 2015, une tentative de démolir les stéréotypes et de donner aux lecteurs l’énergie nécessaire pour ouvrir dans leurs cerveaux de nouvelles possibilités de perception. Ce qui est plus important que la réponse, c’est la façon de penser.
Le lecteur de ce livre finit par prendre comme une évidence que notre civilisation se retrouve à un carrefour.
La plupart des interlocuteurs de Karel Hvížďala constatent que notre monde est tiraillé entre les idéaux humanistes et démocratiques et les tendances dangereuses à l’égoïsme, au nationalisme et aux régimes autoritaires. Un des thèmes majeurs de ce livre est le rapport entre l’Europe et la Russie et le personnage inquiétant de Vladimir Poutine. Les entretiens reflètent aussi les retombées de la situation dans les principaux foyers de tension dont le Proche-Orient et l’Ukraine ainsi que la crise migratoire qui met à l’épreuve notre conscience et notre humanisme. Certains estiment que nous avons fait beaucoup de mal dans le monde en exportant dans les pays sans tradition démocratique notre conception de la liberté et des droits de l’homme. A leur avis, cette bavure nous revient comme un boomerang sous forme de conflits sanglants dans ces régions et de la crise migratoire, et nous oblige à repenser même les valeurs sur lesquelles repose notre civilisation. Karel Hvížďala ne pense pas qu’il faudrait renoncer pour autant à la démocratie libérale et ne pas insister sur nos valeurs. Il ajoute cependant aussi :« Par contre, nous devons apprendre à vivre avec des civilisations qui sont différentes. Nous devons les tolérer et exiger qu’elles tolèrent notre civilisation, qu’elles ne nous obligent pas par exemple à accepter le droit de la charia ou d’autres normes et règles. Nous devons croire aussi que nous ne sommes pas tout à fait bêtes, que nous sommes nés avec certains instincts et que nous saurons différencier, quand la situation s’aggravera, ce qui est bon de ce qui est mauvais. (…) Tant que l’humanité sera capable de faire des sacrifices pour conserver ses valeurs, parce qu’aucune solution ne sera gratuite, elle aura toujours sa chance. »
La hiérarchie des valeurs et notre capacité de sacrifice
Quels seront cependant ces sacrifices? Dans quelle mesure notre société habituée à vivre dans le calme et le confort, sera-t-elle capable de sacrifier une partie de ses richesses et de ses libertés pour se protéger contre les dangers qui la guettent ? Où trouver des hommes d’Etat suffisamment intelligents et courageux pour persuader les gens que ces sacrifices sont nécessaires ?
Ce sont ces questions que se pose dans la postface du livre l’ancien Premier ministre Petr Pithart. Il constate que tous les interlocuteurs parlent dans le livre des valeurs européennes. Personne ne doute que ces valeurs existent et qu’il faut les protéger mais Petr Pithart estime qu’il faut parler plutôt du conflit des valeurs, de leur hiérarchie. Qu’est-ce qui est plus important pour nous, la sécurité ou la liberté, la démocratie ou l’ordre, l’humanisme ou le profit économique ? Quelle est notre hiérarchie de ces valeurs ? Avoir tout à la fois n’est qu’une dangereuse illusion. Il y en a beaucoup qui parlent, par exemple, d’une meilleure protection des frontières de l’espace Schengen, mais personne n’ose dire quels moyens il faut utiliser contre les millions de démunis qui cherchent désespérément à les traverser. Et Petr Pithart conclut : « Nous devrions bientôt nous mettre d’accord sur l’importance de nos valeurs et sur celles que nous estimons moins. Ce sont celles-ci que nous serons obligés de sacrifier. »