« Les lundis littéraires » de Václav Černý
Entre 1936 et 1938, le critique et historien de la littérature Václav Černý (1905-1987) a dirigé la rubrique littéraire du journal Lidové noviny. Dans le cadre de cette rubrique, il publie une longue série d’articles critiques qui donnent ensemble un panorama saisissant des richesses de la littérature et de la culture de la Tchécoslovaquie dans l’entre-deux-guerres. Réunis dans un livre paru récemment sous le titre Literární pondělí (Les lundis littéraires), ces textes témoignent du haut niveau de la critique littéraire des années 1930, mais aussi des dons exceptionnels de leur auteur, un observateur aussi pertinent que profond.
Le dernier des grands leaders de la culture tchèque
L’écrivain Milan Uhde, qui se considère comme le disciple de Václav Černý, évoque la personnalité de son maître par ces paroles :
« A mon avis, c’était une situation heureuse qui s’est produite après la Première guerre mondiale. Václav Černý était ancien élève du lycée de Dijon et après ses études dans cette ville, il est resté en contact étroit avec la culture européenne et mondiale. Ainsi, lorsqu’il a été nommé à la chaire de littérature comparée, il était parfaitement préparé pour devenir héritier et successeur du grand critique František Xaver Šalda. Il était en même temps le dernier des grands leaders de notre culture. »C’est la commune de Jizbice près de la ville de Náchod en Bohême du nord qui est la patrie de Václav Černý. Il est né dans ce village en 1905 dans la famille d’un maître d’école. Après avoir obtenu son baccalauréat au lycée Carnot de Dijon, un important centre de coopération éducative franco-tchécoslovaque, Václav Černý étudie la philologie tchèque et romane et la philosophie à Prague. En 1928, il obtient le titre de docteur après avoir soutenu une thèse intitulée « Bergson et l’idéologie du romantisme contemporain ». Entre 1930 et 1934, il est secrétaire de l’Institut des études slaves de Genève et y devient le plus jeune maître de conférences de littérature comparée de l’université Calvin. De retour à Prague, il poursuit sa brillante carrière universitaire et donne des conférences dans la capitale et à Brno. Parallèlement, il prolonge en quelque sorte l’œuvre de son ancien professeur František Xaver Šalda, devenu une espèce d’arbitre de la vie littéraire tchèque, et se lance dans le journalisme.
Les lundis littéraires
Entre 1936 et 1938, Václav Černý se charge de la direction de la rubrique « Les Lundis littéraires » du journal Lidové noviny, périodique prestigieux qui compte parmi les membres de sa rédaction les écrivains Karel Čapek, Ferdinand Peroutka, Eduard Bass, Karel Poláček et d’autres célébrités. Comme Šalda, Černý devient un critique implacable et respecté. Milan Uhde rappelle quelques traits de sa personnalité et de son caractère :« C’était un homme très aimable avec ses amis et les gens qui jouissaient de sa confiance. Nous nous sommes connus à l’époque où il collaborait avec la revue littéraire Host do domu. J’étais membre de la rédaction de la revue et il me traitait amicalement comme un bon élève. Bien sûr les gens qui l’irritaient, dont il désapprouvait les opinions ou qui lui ont porté préjudice, étaient la cible de ses fermes polémiques et de ses répliques acérées. Il n’était pas de ceux qui pardonnent facilement. »
Dans "Les lundis littéraires" Václav Černý publie non seulement des critiques de livres, mais aussi des informations et des notes sur la culture tchèque et étrangère, il commente avec esprit la vie et les événements culturels de l’époque et rappelle également par de petits portraits les poètes oubliés. Il suit systématiquement la création des grands poètes dont Vladimír Holan, Vítězslav Nezval, Jaroslav Seifert, František Halas, et celle des meilleurs prosateurs comme Karel Čapek, Josef Čapek, Egon Hostovský, Jan Čep.
Son immense érudition acquise lors de ses études en littérature comparée lui permet de suivre aussi l’évolution littéraire dans d’autres pays dont surtout la France et l’Espagne et de situer ainsi la culture tchèque dans le contexte européen. Il informe les lecteurs de son journal des nouveautés littéraires de Paris et d’autres capitales européennes et jette un regard critique sur les dernières œuvres d’auteurs français dont André Gide, Paul Claudel, Jules Romains, Pierre Mac Orlan, Henry de Monterland mais aussi sur les livres de Miguel de Unamuno, de Federico Garcia Lorca, d’Antonio Machado, de Gabriele D’Annunzio, etc. Il prête aussi une attention particulière aux traductions des ouvrages de ces auteurs en tchèque. En lisant ses critiques, le lecteur se rend compte qu’une personnalité de l’envergure de Václav Černý, un critique capable de jeter sur la littérature un regard synthétique et détaillé à la fois, manque beaucoup dans la vie littéraire tchèque actuelle.Un regard critique sur le marxisme
La suite de la vie du professeur Václav Černý est profondément marquée par les vicissitudes de l’histoire tchèque du XXe siècle. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les nazis ferment les écoles supérieures tchèques et Václav Černý enseigne dans un lycée et s’engage dans la résistance. Arrêté en 1944, il ne quittera la prison qu’après la libération en mai 1945 et sera décoré de la Croix de guerre. A l’automne de la même année, il est nommé professeur de littérature générale et comparée à la faculté des lettres de l’Université Charles de Prague mais après l’instauration du régime communiste en 1948, sa carrière universitaire est à nouveau interrompue. Les autorités communistes ne tolèrent pas son attitude critique à l’égard du marxisme, il est interdit d’enseigner et sa chaire est supprimée. Mais la colère du régime ne s’arrête pas là. Accusé d’activités subversives, Václav Černý est arrêté en 1952, traduit devant la justice et libéré en 1953, faute de preuves. Une longue période de disgrâce commence. Mais Milan Uhde rappelle que même pendant cette période sombre, Václav Černý a trouvé le moyen de continuer ses recherches :
« Il était ce qu’on pourrait appeler une lueur dans les ténèbres. Il fréquentait les gens qui désiraient le rencontrer, il ne se cachait pas. On l’a humilié en le faisant travailler dans des archives de vieux châteaux de campagne où il devait classer les documents écrits, et il a découvert, en 1955, dans un de ces châteaux, deux drames de Pedro Calderón de la Barca qu’on croyait perdus. Il a donné son interprétation de ces œuvres et, malgré l’oppression communiste, il est ainsi rentré dans le contexte culturel européen. On l’a invité à présenter sa découverte à l’étranger, mais les communistes l’en ont empêché et l’ont forcé à accepter un coauteur fictif de sa découverte qui ferait les voyages à l’étranger à sa place. Il a refusé. Il se comportait donc tout à fait naturellement et pour nous, la jeune génération, il a servi de modèle de comportement sous les régimes totalitaires. »
L’optimisme de 1968
Ce n’est qu’en 1968 que le professeur Václav Černý peut retourner à la faculté des lettres et reprendre ses cours de littérature comparée. Il salue avec enthousiasme le Printemps de Prague, mouvement de libération politique qui cherche à donner au socialisme un visage humain. Il peut de nouveau voyager. De retour de Paris, il donne à la radio une interview pleine d’optimisme sur le développement des relations culturelles entre la France et la Tchécoslovaquie :« Les événements autour du congrès des écrivains tchèques ont poussé Gallimard à publier parallèlement les traductions de ‘La Plaisanterie’ de Kundera et de ‘La Hache’ de Vaculík. Le dernier numéro de la revue ‘Les temps modernes’ de Jean-Paul Sartre évoque également la situation en Tchécoslovaquie. Et récemment est sortie à Paris une importante anthologie de la poésie de Vladimír Holan qui a été reçue avec beaucoup d’admiration. Comme vous voyez, c’est une riche récolte et ce n’est que la récolte de deux derniers mois. L’attention que les Français accordent ces derniers jours à la Tchécoslovaquie est vraiment immense. Photos, études, interviews couvrent des pages entières de journaux dont Le Monde et Le Figaro. Les Français sont très bien informés de nos affaires et je dirais qu’ils ont énormément de sympathie pour notre tentative de créer le socialisme de la liberté. A leurs yeux, c’est quelque chose de nouveau, quelque chose de très important pour le monde entier. »
En août 1968, les espoirs de Václav Černý et de ses compatriotes sont écrasés par les chars soviétiques et commence la ‘normalisation’, une longue période d’oppression politique et culturelle. De nouveau chassé de la faculté des lettres, le vieux professeur ne se laisse pas dompter et signe la Charte 77, document qui appelle les autorités communistes à respecter les droits de l’homme. Václav Černý s’éteint en 1987 à l’âge de 82 ans. Il part deux ans seulement avant la révolution de velours qui balayera le régime communiste et permettra sa réhabilitation et la publication de ses œuvres.
Le recueil de textes critiques « Literární pondělky » ( Les lundis littéraires ) de Václav Černý est sorti aux Editions de la faculté des lettres de l’université Charles dans la collection Mnemosyne.