Lutte anticorruption face à la fatigue des Tchèques
La Reconstruction de l’Etat (« Rekonstrukce státu ») est une plateforme qui réunit une vingtaine d’ONG actives dans le domaine de la lutte contre la corruption et dont l’objectif est de faire adopter neuf lois en la matière. Suite à la campagne médiatique qui avait précédé les élections législatives à l’automne 2013, et un an depuis la nomination du nouveau gouvernement, Radio Prague a invité David Ondráčka, président de l’antenne tchèque de Transparency International et membre de la Reconstruction de l’Etat, pour faire un premier bilan alors que les fondateurs de la plateforme réfléchissent à l’avenir de leur mobilisation.
« Cela fait deux ans que nous avons lancé cette initiative. L’idée était de travailler ensemble avec beaucoup d’autres ONG, mais aussi avec le soutien du monde des affaires, des ambassades et des médias. Nous avons voulu faire avancer neuf projets de loi, et pendant deux ans, nous avons tout fait pour forcer l’adoption de ces projets. A mon avis, cette initiative a eu du succès parce que l’agenda des politiques a un peu changé. Mais quand nous discutons des détails, c’est plus difficile. »
La création de la Reconstruction de l’Etat coïncide avec l’existence du gouvernement de droite de Petr Nečas, formé en 2010 qui a déjà suscité la mobilisation des certains segments de la société civile. En effet, en opposition à la politique d’austérité, l’association ProAlt a été créée pour lutter notamment contre les réformes sociales de ce cabinet. En 2013, ProAlt figure entre la vingtaine d’ONG déterminés à faire de la lutte contre la corruption une réelle priorité, réduite jusqu’alors aux documents stratégiques.
« C’était le temps du gouvernement de Petr Nečas. Il existait beaucoup de stratégies anticorruption, mais toutes les choses prenaient trop de temps [à se mettre en place]. Je pense que le gouvernement manquait de priorités. Après, le gouvernement de Nečas est tombé et nous avons dû changer notre stratégie pour nous concentrer sur les élections et la suite. Nous avons maintenant le gouvernement de Bohuslav Sobotka et nous essayons de continuer avec notre campagne. »La chute du gouvernement de Petr Nečas, sombré dans les affaires de corruption et abus de pouvoir et des services de renseignement, a interrompu la première phase de la campagne anti-corruption de la Reconstruction de l’Etat. Il a donc fallu repenser la stratégie. Il s’est avéré que les préparatifs électoraux étaient l’eau sur le moulin de cette initiative qui a bénéficié d’une importante couverture médiatique.
« Les élections nous ont donné une nouvelle dynamique. Nous avons pu discuter avec les candidats pour les fonctions publiques et les futurs membres du Parlement. Nous avons essayé de discuter avec tous les candidats. Parfois c’était vraiment difficile de trouver ces candidats mais cela a été l’opportunité de discuter de leurs promesses électorales qui peuvent être réalisées après l’élection. »
Un mot sur la méthode de la Reconstruction de l’Etat. Ses collaborateurs et bénévoles se sont adressés à tous les candidats en amont des élections législatives anticipées pour solliciter leur signature personnelle attestant le soutien aux neuf lois anti-corruption avancées par les ONG. Leur signature, noir sur blanc, est ensuite devenue un moyen de pression sur ceux ayant signé et un instrument de dénonciation des candidats ayant refusé de se joindre à l’initiative. Ces derniers étaient pointés du doigt dans les documents produits par la Reconstruction de l’Etat avec comme point culminant, l’envoi de la liste des candidats ayant signé le manifeste de l’initiative dans plus d’un million de boîtes aux lettres. David Ondráčka remarque :
« Nous avons collecté les signatures des candidats pour le Parlement et maintenant, nous pouvons discuter avec eux sur la signification de leur promesse électorale et comment avancer dans ces projets de loi. Je pense que pour un homme politique, c’est vraiment difficile de refuser de discuter avec quelqu’un qui a obtenu la signature de cet homme avant l’élection. »Les critiques de cette méthode mettent en garde contre une individualisation de la politique outrepassant les partis politiques ainsi que des clivages d’opinion. Les organisateurs, à leur tour, saluent son efficacité :
« J’espère que cette individualisation va contribuer à améliorer la culture politique car individuellement, ils [les députés] sont responsables de leurs actes mais je dois aussi dire que quelques députés ont réagi avec agression et avec allergie. Ils n’aiment pas ce projet et ces sujets. Pour beaucoup de gens, la Reconstruction de l’Etat est quelque chose d’agressif et nous devons réfléchir sur comment continuer et comment faire un deuxième plan pour cette initiative. »
La forte médiatisation de la Reconstruction de l’Etat a contribué à ce que les politiciens s’en saisissent pour gagner des points politiques. L’initiative est devenue quasi incontournable. Résultat : après les élections anticipées, 150 des 200 députés étaient signataires du manifeste de la Reconstruction de l’Etat. Un succès que David Ondráčka attribue en partie à la chance, au bon marketing et à la méthode innovante qui combine un travail des experts rédigeant les projets de loi, du lobbying dans l’espace public et d’activisme local dans la collecte des signatures. Néanmoins, en ce début de l’année 2015, la dynamique dont a pu bénéficier la Reconstruction de l’Etat s’est enlisée et le président de Transparency en est conscient :
« Mon impression est que dans notre société cette vague d’anti-corruption est terminée. C’est une réalité, peut-être une réalité triste, mais beaucoup de gens sont fatigués avec les scandales et la fraude et ils veulent se concentrer sur quelque chose d’autre. Dans cette situation nous devons faire un bon plan pour continuer notre initiative. »
La Reconstruction de l’Etat se trouve donc sur un carrefour et doit décider de la forme que prendra son activité à l’avenir. Elle entre dans cette phase de réflexion après une année 2014 de mobilisation intense quand le défi principal a été de faire la réalité des promesses électorales. Cela impliquait un suivi constant des travaux à la Chambre des députés. Ils ont également sollicité les ambassadeurs étrangers basés à Prague, parmi eux l’Américain et le Français, pour appuyer leurs projets au moment des rencontres informelles avec les politiciens. Enfin, ils ont poursuivi leur campagne médiatique financée par les entreprises partisanes de leur cause.
David Ondráčka évoque une des difficultés auxquelles les organisateurs de la campagne étaient confrontés après les élections :
« Nous avons beaucoup de députés nouveaux au Parlement, non seulement un nouveau parti mais aussi des députés qui sont nouveaux dans ce système et qui ont commencé avec la politique. Ils doivent apprendre comment fonctionne ce système. Au départ, il y avait un certain enthousiasme « C’est facile, nous allons faire ça et ça », mais après deux ou trois mois, beaucoup de gens se rendent compte que c’est plus compliqué, qu’il y a beaucoup d’intérêts cachés. Il existe du lobbying contre ces projets de loi et tout le monde doit faire quelques compromis, c’est la réalité, mais je pense qu’au début existait certain enthousiasme. »Après cette année d’efforts pour faire passer neuf lois anticorruption, David Ondráčka en fait le bilan :
« C’est comme au tennis, nous avons gagné trois jeux et nous en avons perdu six. Sérieusement, je pense que cette initiative a eu du succès en général parce que nous avons défini un certain agenda pour les politiciens et nous avons orienté les priorités du travail législatif. Mais quand nous discutons des projets de loi dans les détails, nous voulons plus. Il y a des résistances contre ces réformes, l’administration publique et les ministères sont parfois contre ces changements. Je suis réaliste, je pense qu’après un an, nous devons être raisonnables et continuer à travailler parce que ce n’est pas aussi facile que certains ont imaginé. »
Les trois jeux gagnés, c’est en premier lieu l’adoption de la loi qui abolit les actions d’entreprises au propriétaire anonyme. Votée encore sous le gouvernement de Petr Nečas, cette mesure visait à rendre transparente la structure de propriété des entreprises qui participent notamment aux appels d’offre publics. Deuxièmement, la Chambre des députés a approuvé la modification de ses règles de procédure. En pratique, elle a aboli les « přílepky », c’est-à-dire des ajouts à la loi qui n’ont pas de rapport thématique au texte en question et qui permettaient de faire voter des mesures législatives controversées à l’abri des regards.
Dernièrement, David Ondráčka salue également l’élargissement des compétences de l’Office de contrôle suprême (NKÚ). Même si la loi ne correspond pas à celle proposée par son initiative, laquelle énumérait les institutions qui relèvent de son contrôle, David Ondráčka est satisfait car la version retenue permet à NKÚ d’examiner toute opération avec l’argent public. A ce trio pourrait encore s’ajouter un quatrième projet, une loi obligeant l’administration de publier les contrats en ligne. Néanmoins, certains députés voudraient exclure du champ d’application de la loi les entreprises d’Etat. La réaction de David Ondráčka :
« Dans ces sujets, je pense que vous devez toujours faire des compromis. Pour moi, le plus important est que l’administration publique, non seulement l’autorité centrale mais aussi les municipalités aient l’obligation de publier tous les contrats sur internet. Pour les grandes entreprises, comme ČEZ et autres, je peux imaginer certaines exceptions parce qu’ils font des affaires compétitives avec des concurrents sur le marché mais nous pouvons trouver d’exceptions raisonnables qui aident la transparence mais qui ne ruinent pas les chances pour le busines. »En revanche, une autre loi, celle sur la fonction publique qui viserait sa dépolitisation, a déjà été adoptée et David Ondráčka ne la considère pas comme un succès. Fruit d’un compromis entre les partis de la coalition gouvernementale et les partis de droite, la loi a supprimée une direction chargée de superviser la fonction publique et a maintenu des adjoints aux ministères nommés par les partis politiques.
« Je suis un peu déçu parce que le résultat n’est vraiment pas satisfaisant. Il y a beaucoup de compromis lesquels nous pensons ne sont pas nécessaires. Je suis déçu parce que je pense que pour toute la réforme de l’administration publique cette loi est la plus importante mais son impact sur la dépolitisation de la fonction publique est fragile et pas clair. »
Enfin, le projet le plus mis en danger est celui qui vise à assurer l’indépendance du parquet. Une première version du texte a été révélée par le ministère de la Justice et a provoqué une vague de critiques auxquelles souscrit David Ondráčka :
« Nous discutons ici une vraie indépendance de la procurature. Je pense qu’elle est cruciale pour l’investigation de la corruption et de la criminalité financière. C’est toujours ouvert. Nous devons discuter avec le gouvernement et le ministère de la Justice pour changer cette loi pour être progressive. Si la loi est adoptée comme elle est, elle signifie plus de contrôle des politiciens sur l’investigation, mais ce qui est plus important encore c’est que le ministère peut nominer la personne qui détient la position la plus importante dans la structure des procurateurs. »
La question du financement des partis politiques reste encore à être abordée, ainsi que l’obligation pour les politiciens détenteurs d’un mandat de publier en ligne leur déclaration sur propriété. David Ondráčka estime que beaucoup est à faire pour la coalition des ONG qui se sont imposées comme acteurs politiques, ou bien, comme il préfère de le dire « des lobbyistes dans l’intérêt public » sans attirer des réactions unanimement positives :« Il est normal d’être critiqué quand vous travaillez dans le domaine public avec une initiative comme la nôtre, c’est légitime. Mais je pense que notre légitimité découle du fait que nous représentons beaucoup d’associations de la société civile, beaucoup de gens et de supporteurs, nous travaillons avec du business et des ambassades, cela fait quelque chose du grand qui nous donne la légitimité pour parler avec les politiciens. La politique aujourd’hui est compliquée et il y a beaucoup d’acteurs qui peuvent faire quelque chose de politique. Ce ne sont pas seulement les hommes politiques professionnels et les partis politiques. La situation a changé, nous sommes au XXIe siècle et les ONG ont leur place dans ces discussions. »
Et les membres de la Reconstruction de l’Etat n’ont pas dit leur dernier mot.