Anthropologues dans l’espace public : « De meilleures données pour une ville meilleure »
Ils sont sept et le cœur de leurs activités se trouve dans les quartiers de Prague. Leur domaine d’action principale est l’anthropologie urbaine. Fondé en 2010, avec la devise « de meilleures données pour une ville meilleure », l’atelier d’Anthropictures est le premier centre d’analyses du genre en République tchèque. Lauréat 2013 du Prix Social Impact, le collectif se focalise avant tout sur le développement communautaire et contribue à des réflexions sur l’espace public.
« Le besoin de fonder un studio indépendant de recherche en sciences sociales découle d’un sentiment de mécontentement ou de non-accomplissement que nous avons expérimenté à l’université par rapport à l’impact de nos recherches. Il y a du très bon travail qui est fait mais ce travail termine dans les archives, accessibles à un groupe restreint d’experts. Cela n’est pas a priori une mauvaise chose, tel est le sort du savoir très spécialisé. Cependant les sciences dites dures sont relativement bien transmises à la société et il n’y a pas de raison pour que cela ne soit pas le cas pour les sciences sociales. En fondant Anthropictures, notre objectif était de nous focaliser sur les problèmes de la société contemporaine et de contribuer à leur solution en temps réel à l’aide des outils dont nous disposons. »
Novateurs dans ce domaine, ils ne sont pas non plus les premiers à essayer. Toutefois, l’initiative Anthropictures n’est pas unanimement saluée par leurs collègues universitaires, notamment du fait de mauvaises expériences passées :
« Nous ne sommes pas les premiers à vouloir nous orienter vers plus de pratique et plus de réel dans nos travaux. Nous faisons partie de la troisième génération à essayer. Les deux premières générations étaient impliquées dans d’autres domaines, surtout dans la recherche sur les minorités, notamment sur la minorité rom. Toutefois, la plupart d’entre eux en ont gravement souffert. Je n’oublie pas ce moment où le maire de Vsetín, réputé pour son racisme, citait les recherches de mes enseignants en déformant complétement leur propos. En plus, le milieu universitaire est très fragmenté en République tchèque. Nous essayons de dépasser les frictions car dans Anthropictures, nous sommes tous issus d’universités différentes et nous adoptons une approche pluridisciplinaire. Les réactions que nous recevons sont au mieux indifférentes, au pire mitigées. »
L’atelier Anthropictures a une double ambition. D’un côté, ses membres se destinent à faire de la recherche appliquée dans le domaine du développement communautaire. D’autre part-, ils font un effort de vulgarisation des connaissances universitaires en anthropologie. Concrètement, leurs activités peuvent consister à coopérer avec une mairie du quartier. Un exemple pratique est celui de la mairie du quatorzième arrondissement de Prague qui a voulu améliorer sa communication avec les habitants et les impliquer davantage dans les processus décisionnels. A travers son organisme « Prague 14 de la culture » (Praha 14 Kulturní), la mairie a commandé auprès d’Anthropictures une étude sur la structure associative de sa population. Lukáš Hanus donne plus d’éléments :« Praha 14 Kulturní était en train d’élaborer un document sur le développement stratégique de la culture, des loisirs et du sport pour les dix années à venir. Pour mieux répondre aux besoins des gens, il leur fallait une carte des citoyens actifs dans le quartier ainsi que la liste des sujets qui les relient et qui mobilisent leurs groupes associatifs. Nous en tant qu’anthropologues, nous savons mesurer cela. Durant trois mois, nous avons fait des études de terrain et nous avons trouvé 110 groupes communautaires, qui fonctionnent sur les bases d’une identité commune et d’une réciprocité et qui étaient prêts à collaborer avec la mairie. Nous avons trouvé des groupes très variés, allant des associations de retraités, en passant par les skateurs, jusqu’aux bars communautaires qui existent depuis cent ans et dans lesquels seuls les habitués viennent boire des coups. »
Lukáš Hanus est convaincu que la mairie dispose de moyens pour appuyer les activités authentiques de ces groupes. Si une telle volonté existe du côté de l’administration publique, l’anthropologie sociale dispose d’outils pour relier les deux mondes et faire une médiation de long terme entre la mairie et ces associations. Actif dans un champ délicat, souvent au milieu des rapports de force qui s’exercent dans les processus décisionnels, le collectif Anthropictures a décidé de se doter d’un code éthique calqué sur la charte de la Société américaine pour l’anthropologie appliquée.
« L’anthropologie est une science sociale basée sur un rapport très étroit avec les gens qui sont nos répondants. Obtenir leur confiance est un attribut nécessaire du travail si on veut arriver jusqu’aux racines de leurs problèmes. Cela suppose un travail très sensible avec les données recueillies. Quand on s’implique dans l’espace public, nous entrons souvent en conflit avec le pouvoir exécutif. La municipalité qui fait appel à nos services peut avoir des idées déformées de ce que nous allons lui apporter. Néanmoins, nous devons avoir de bonnes relations avec elle. D’un autre côté, il y a des citoyens qui sont structurellement plus bas dans ce rapport de force. Notre position est ambivalente vis-à-vis de ces deux acteurs. Pour cela, il nous faut un code éthique qui définit quelles informations nous pouvons communiquer et les raisons qui nous poussent à ne pas en communiquer certaines. »Pour Lukáš Hanus le code éthique doit être large pour inclure la variété des contextes dans lesquels les anthropologues peuvent se retrouver. A la lecture des deux pages qui constituent ce code, il apparaît en effet suffisamment vague pour laisser une marge d’interprétation importante selon le cas précis. Lukáš Hanus donne un exemple : une coopération avec un personnel politique populiste est proscrite, mais comment reconnaît-on le populisme ?
« C’est une question de sensibilité mais aussi des connaissances et des expériences dont nous disposons. Le critère principal est la qualité d’écoute du politicien et sa capacité à réagir à nos suggestions ou à expliquer pourquoi parfois il ne réagit justement pas. »
Néanmoins, il y a une nuance. Même si un maire passe le test et que le groupe Anthropictures se lance dans le travail dans son quartier, Lukáš Hanus admet que la dynamique pré-électorale passe au-dessus de tout :
« Les élections sont comme une chose magique qui va au-delà de tous les schémas rationnels. Cela complique de manière significative notre travail. Le politicien doit plaire aux électeurs. S’il s’attaque pendant les trois ans de son mandat à des problèmes du quartier, il est quand même obligé de consacrer la dernière année à une présentation de soi et de ses réussites pour avoir une chance d’être réélu. »Dépendant financièrement des commandes du monde politique, Anthropictures garde tout de même son autonomie :
« Au moment d’une délibération structurée autour d’un sujet de planification communautaire, il est préférable que les politiciens n’y participent pas. Selon notre expérience, la présence d’un politicien revient à « broyer » le débat. Cette mise en scène pousse les citoyens à seulement faire une liste de leurs demandes. Ce qu’il faut dans le contexte tchèque, ce sont des rencontres entre citoyens avec une assistance professionnelle et une garantie que la mairie réponde à leurs demandes. Mais les citoyens ne formulent pas les devoirs de la mairie, c’est la mairie qui définit les stratégies de développement et consulte les citoyens pour parvenir à un consensus sur cette stratégie, ce chemin est déjà le but en soi. »
Dans ce processus de consultation, le collectif Anthropictures organise des tables-rondes et facilite la formulation des problèmes auxquels font face les habitants du quartier. Quel rôle joue l’anthropologue dans ce processus ? Lukáš Hanus répond :
« Mon professeur Jeřábek disait toujours que la seule question que vous ne pouvez jamais poser est celle du pourquoi, car c’est à vous en tant que chercheur de trouver la réponse. Ainsi, nous faisons surtout de l’observation non participative. On passe d’abord beaucoup de temps avec les gens. On ne commence à poser les questions qu’après un certain temps. Même avec toutes les précautions, l’anthropologue reste l’acteur déterminant dans l’interprétation des résultats. »
Compte tenu de l’expérience Anthropictures avec le travail de terrain, quid du stéréotype répandu selon lequel la société tchèque est passive ?
« Nous sommes confrontés à cette thèse sur la passivité des citoyens au quotidien. C’est même un thème éthique car au nom de quoi poussons-nous les gens à participer au développement communautaire ? Nous n’obligeons personne. Il faut dire que dans notre société, il y a des gens qui ne s’intéressent pas à ces questions. C’est un choix légitime. En plus, le concept de l’espace public est relativement nouveau. Dans sa forme récente, son avènement est parallèle à la conception moderne des droits de l’homme et à la réalisation de soi de l’époque post-Lumières. Notre société existe dans une réalité postsocialiste. Elle ne sort que progressivement d’un sentiment que rien de bougera et que c’est vain d’essayer. Néanmoins, nous allons vers une plus grande implication des gens dans la résolution des problèmes locaux. »
Impliquer les gens dans les processus décisionnels est sans doute une démarche à risque pour les politiciens. Le mouvement Anthropictures est conscient du fait qu’un engagement civique peut engendrer des dynamiques inattendues comme le prouve notamment le résultat électoral dans le septième arrondissement de Prague où les leaders communautaires ont constitué une liste électorale et sont arrivés en tête du scrutin municipal en octobre dernier.