A Prague, même masquée, la culture respire encore

Photo: PechaKucha Night Prague

Que reste-t-il de la vie culturelle en République tchèque ? Musées fermés, concerts reportés, représentations annulées, comme ailleurs, le champ de la culture n’est plus aussi fertile et se meurt lentement, sans grand fracas. Mais de nouvelles graines semblent germer, fruits d’une adaptation forcée. Coup de projecteur sur deux initiatives pragoises qui tentent de remettre un peu de culture dans les rues de la capitale, pour un bol d’air plus que nécessaire.

PechaKucha : l’art au tournant d’une rue

PechaKucha… Ce nom amusant vient tout droit du Pays du Soleil levant. On doit ce nom aux architectes Astrid Klein et Mark Dytham qui ont eu l’idée, en 2003, de créer un format synchronisant une présentation orale à la projection de vingt diapositives qui se succèdent toutes les vingt secondes. La prise de parole dure donc très précisément six minutes et quarante secondes. L’intervenant doit faire preuve de concision, d’éloquence et de rythme ; un exercice oratoire difficile mais très efficace. L’objectif était effectivement de contrebalancer les PowerPoint interminables des conférences d’architecture.

Quel rapport avec la culture ? Ce format a conquis les cafés de centaines de villes aux quatre coins du monde, 1 200 précisément, et le concept a été élargi à toutes formes de création : designers, graphistes, plasticiens, musiciens, amateurs de théâtre et de cinéma. La visée est avant tout de créer une bulle de rencontre et un espace d’échange entre créateurs et profanes pour faire connaître leur travail.

L’idée est évidemment arrivée jusqu’à Prague et, depuis 2007, cinq fois par an, ce sont des centaines d’artistes locaux qui se sont succédés lors des PechaKucha Night Prague. Mais la pandémie a rebattu les cartes du jeu, comme l’explique Silvie Lubenová, une des organisatrices :

« La situation est devenue très difficile ces dix derniers mois [...]. Depuis le début de la pandémie, l’organisation des événements est compliquée, autant pour la programmation que la diffusion en streaming. Les gens en ont marre des écrans, et c’est compliqué de trouver un moyen de maintenir l’attention des gens avec nous. On arrive à avoir environ douze personnes à chaque édition. Mais je pense que c’est un problème général. »

Photo: Facebook de PechaKucha Night Prague

Le monde de la création, de l’art et de la conception souffre d’un coup d’arrêt net dans sa représentation face à un public, condition quasi sine qua non de leur existence et reconnaissance. Et même si les PechaKucha Night Prague ont adapté leur rendez-vous par visioconférence, la transmission et l’éducation à l’art et aux créations locales n’est pas la même. Autant le public que les créateurs pâtissent de cette situation.

Photo: PechaKucha Night Prague

Les organisateurs se sont donc adaptés pour ouvrir un champ de possibilités nouveau. Depuis le début du mois de février, dix cafés pragois, situés dans différents quartiers de la ville, ont vu fleurir des œuvres étonnantes dans leurs vitrines. Certaines créations ont été réalisées pour l’occasion, tandis que d’autres viennent du passé, ressorties des archives de PechaKucha Night Prague précédents, un temps révolu  où l’on pouvait encore se rencontrer. Silvie Lubenová en parle :

« Le virus est la raison principale qui nous a poussés à lancer le projet PechaKucha Night Prague Window Gallery. Mais l’autre raison est la grande quantité d’archives que nous avons, plus de 880, et nous souhaitions que les gens puissent les découvrir. Plus personne ne peut aller au cinéma, au théâtre, les cafés sont fermés, donc ça permet de créer une alternative. »

Photo: PechaKucha Night Prague

Une idée originale pour combattre la morosité ambiante, en mettant le nez dehors, et renouer avec un peu de culture dont nous avons tant manqué ces derniers mois. Tous les domaines sont au rendez-vous, de la photographie à la sculpture. Silvie Lubenová ajoute au sujet du choix des artistes pour ces PechaKucha Night Prague Window Gallery :

Photo: PechaKucha Night Prague

« Vous essayez de contacter des personnes qui seront partantes pour le projet, donc on a sollicité certains de nos amis proches. Mais, évidemment, on a essayé autant que possible de prendre une gamme d’artistes relativement large. »

Moments Indésirables : une exposition qui ne craint pas les intempéries

L’exposition Moments Indésirables,  photo: Alice Ragues

Autre exemple d’alternatives culturelles en ces temps d’arrêt pour cause de pandémie : une exposition à ciel ouvert dans Prague 5, à Nové Butovice, près de la sortie du métro. Moments Indésirables met un coup de projecteur sur la manipulation des images et la censure dans le photojournalisme de 1918 à 1990.

L’exposition est en partie fondée sur le livre Forbidden History in ČTK Photographs, parut il y a vingt ans et préparé par  Hana Řeháková et Dušan Veselý. Créée en juillet dernier avec l’Ecole de cinéma d’été à Uherské Hradiště, l’exposition donne à voir un bout de l’histoire tchèque et tchécoslovaque au XXe siècle, , période profonde, tout autant traumatisante que riche historiquement. L’occasion de se plonger dans cette histoire de l’interdiction et de la modification de ces images pour des raisons idéologiques ou religieuses.

Pour l’occasion, ce sont des dizaines d’archives qui ont été ressorties de l’Agence de presse tchèque (ČTK). Badauds et curieux se retrouvent à déambuler au milieu de panneaux exposant des photographies gardées parfois pendant des années loin du regard du public. Là, photographies et public renouent enfin, et les textes qui accompagnent chacune des photos permettent de comprendre le sort qui leur a été réservé.

L’exposition Moments Indésirables,  photo: Alice Ragues

Le promeneur traverse les allées et les époques, plongé dans des fragments d’histoire passée et retenue dans le bâtiment de la ČTK, soumise au pouvoir central jusqu’à la fin de l’ère communiste. Sans regard extérieur, la photographie n’existe pas, et c’est aussi un morceau de la réalité qui est nié ou tronqué quand elle est volontairement manipulée. Magdalena, étudiante, découvrait l’exposition avec sa maman. Elle nous donne son avis sur l’exposition :

« Quand on voit les lieux et les personnes, on peut dire que c’est la vérité. Les photos sont plus marquantes, je pense, que le fait de le lire ou de l’entendre dire par quelqu’un. »

Sa mère, qui était adolescente sous le régime communiste, développe sur cette période si particulière :

« Tout le monde savait que les images pouvaient être manipulées. Les photos de [Klement] Gottwald par exemple, je les connaissais déjà, elles étaient dans nos livres quand on étudiait. »

Les photographies en question montrent les retouches effectuées pour faire disparaître le ministre des Affaires étrangères Vladimír Clementis qui apparaissait aux côtés de Klement Gottwald, futur président de la Tchécoslovaquie, lors de son célèbre discours prononcé en février 1948. Mais lorsque, quatre ans plus tard, Clementis a été condamné puis exécuté, le département de la propagande a fait effacer son nom des livres d'histoire et l’a fait disparaître, presque physiquement, de toutes les photographies sur lesquelles il se trouvait. C’est ainsi que sur la photo retouchée, Gottwald est ensuite apparu seul sur le balcon.

L’exposition Moments Indésirables,  photo: Václav Müller,  ČRo

Se fondre dans l’idéologie du pouvoir en place, voilà ce qui motive les manipulations volontaires et la censure, dont certains artistes ont subi les conséquences. Par exemple, la photo des deux grands artistes de la Première République (1918-1938), Jiří Voskovec et Jan Werich, a subi la censure à des époques différentes. Sous l’occupation nazie puis sous le communisme, les acteurs (notamment Jiří Voskovec qui a vécu depuis 1950 aux Etats-Unis) ont tout simplement disparu des journaux. Les pouvoirs et idéologies sont différents, mais les conséquences en la matière pour les principaux intéressés restent les mêmes. L’exposition nous apprend qu’après 1948, les seules photos autorisées de l’entre-deux guerres sont celles qui font état des problèmes sociaux qui ont succédé à la Grande Dépression, alors même que la Tchécoslovaquie était un pays industriel et développé à cette époque. Dans ce contexte, la censure est une véritable distorsion de la réalité.

Interrogé sur la portée éminemment politique de la photographie, le rédacteur en chef de la ČTK s’exprime :

Petr Mlch,  photo: Barbora Linková,  ČRo

« Je ne pense pas que l’enjeu ici soit tant les politiques que le pouvoir. L’Agence de presse tchèque était une structure étatique, donc sous contrôle politique jusqu’en 1990. Mais le fait que nous ayons toujours ces photographies dans nos archives est intéressant. On appelle ça la “fermeture rouge”, ce qui signifie que ces photos ne pouvaient pas être utilisées pendant un an, cinq ou dix ans. »

Lorsqu’il est interrogé sur l’avenir du photojournalisme à l’âge du tout-image où chacun peut proclamer détenir la véritable information, Petr Mlch ajoute :

« Avant, il y avait assez peu de reporters-photographes, professionnels j’entends. Il fallait se procurer du matériel qui était coûteux et lourd. Ici, nous avons des gens qui peuvent retravailler les photos, ce sont des procédés complexes et chers. Aujourd’hui, avec un smartphone, quelqu’un prend une photo, dix secondes plus tard elle est en ligne et tout le monde y a accès, donc c’est une situation nouvelle pour nous. »

L’exposition Moments Indésirables,  photo: Václav Müller,  ČRo

Avec ce flux tendu d’informations, la ČTK s’est adaptée :

« Nous proposons des cours sur la manière det vérifier les informations et de réagir si l’on reçoit de fausses informations. Il faut aller sur Internet, vérifier les sources pour savoir si l’information est vraie ou fausse, car c’est plus compliqué maintenant. »

Si l’on peut se réjouir de la multiplication des sources d’information comme contrepoids au pouvoir politique ou religieux, notre vigilance ne doit pas pour autant s’endormir, car il n’a jamais été aussi simple de manipuler les images et de les diffuser massivement.

Avec le projet PechaKucha Night Prague Window Gallery et l’exposition Moments Indésirables, ce sont deux occasions qui sont offertes de redécouvrir un bout de culture dans les rues. Deux manifestations culturelles très différentes, mais une même bouffée d’oxygène s’en échappe. Alors que le port du masque FFP2 est désormais obligatoire, on ne va pas s’en plaindre.

Auteur: Alice Ragues
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