L’euro en Tchéquie : et si la Banque centrale n’en veut pas ?
Lors d’émissions précédentes, nous avons évoqué l’expérience slovaque de l’adoption de l’euro, ainsi que le débat vivant sur ce sujet en République tchèque. Ces deux perspectives ont révélé que l’adoption de l’euro n’était pas uniquement une décision économique, mais aussi bel et bien politique. Néanmoins, l’engagement du gouvernement en faveur de la monnaie unique ne suffit pas, car certains critères économiques doivent aussi être respectés par la Banque nationale tchèque (ČNB) si le pays souhaite rejoindre la zone euro. Acteur puissant et indépendant, la ČNB a par exemple fait parler d’elle à l’automne 2013 en dévaluant la couronne tchèque, rendant ainsi impossible l’adoption de l’euro au moins pour les trois prochaines années. C’est donc le rôle de cette Banque centrale tchèque vis-à-vis de l’euro qui est l’objet de cette rubrique économique.
En vertu des critères de convergence économique, il s’agit d’assurer la stabilité des prix pendant un an en maintenant un taux d’inflation bas. Ensuite, il y a des exigences qui se rapportent à la gestion des finances publiques avec des seuils à ne pas franchir en matière de dette publique et de déficit du budget de l’Etat. Ici, la politique gouvernementale joue un rôle majeur. Mais il faut aussi assurer la convergence à long terme des taux d’intérêt et participer au Mécanisme de taux de change européen (MCE II). C’est dans ce domaine qu’apparaît le rôle crucial joué par la banque centrale du pays dans le processus de l’adoption de l’euro.
La collaboration en vue de l’adoption de l’euro complète ainsi les prérogatives classiques de la Banque centrale, qui incluent la gestion de la politique monétaire à travers le contrôle de l’inflation, la fixation des taux d’intérêt et du taux de change. Directeur du département de la monnaie et des statistiques à la Banque nationale tchèque, Tomáš Holub, nous en dit plus sur le rôle que détient son institution dans l’adoption de l’euro :
« La ČNB joue un rôle important dans le respect des critères de Maastricht, et force est de constater que la République tchèque, à l’exception des années où le gouvernement a fortement augmenté les taxes indirectes, remplissait le critère de stabilité des prix, tout comme le critère des taux d’intérêt stables sur le long terme. Nous ne remplissons pas le critère de la stabilité du taux de change uniquement parce que nous ne faisons pas partie du mécanisme MCE II. Il va falloir intégrer ce mécanisme deux ou trois ans avant l’entrée dans la zone euro. C’est le rôle de la ČNB en ce qui concerne les critères formels. »Outre ces critères formels, la banque centrale participe également à l’élaboration de la Stratégie nationale d’adoption de l’euro. Tomáš Holub précise le contenu de ce document :
« La ČNB suit la Stratégie relative à l’adoption de l’euro décidée par le gouvernement tchèque en 2003 et mise à jour en 2007. La stratégie prévoit l’adoption de l’euro lorsque les conditions adéquates seront réunies, non seulement du point de vue des critères formels pour l’adoption de l’euro, mais aussi du point de vue de la préparation réelle de l’économie tchèque. La ČNB souligne toujours que l’adoption de l’euro est une décision politique. Nous constatons que le gouvernement actuel n’a pas inclus l’engagement d’adopter l’euro dans sa déclaration de programme pour les quatre prochaines années. Pour la ČNB, il s’agit d’un indice de l’horizon sur lequel on peut compter en ce qui concerne l’euro. »
La ČNB suit les conclusions des documents dont elle est, elle-même, le coauteur. De surcroît, en collaboration avec le ministère des Finances, elle soumet au gouvernement un document analytique évaluant la satisfaction des critères de Maastricht et l’état de préparation de l’économie tchèque. La dernière analyse a été approuvée par le gouvernement de Jiří Rusnok en décembre 2013. Elle recommandait de ne pas adhérer au Mécanisme du taux de change européen en 2014. Économiste auprès de Moody's Analytics, Martin Janíčko confirme que le rôle de la ČNB va bien au-delà d’une simple rédaction de documents analytiques en évoquant sa récente intervention monétaire :
« La dévaluation réalisée à l’automne dernier rend impossible l’adoption de l’euro, car il s’agissait d’une dévaluation de 5%. Donc, tout le processus dépend énormément aussi de la banque centrale. Il est certain que la ČNB coordonne ses actions avec le gouvernement, et continuera à le faire, notamment si la décision est prise d’adopter l’euro à l’horizon 2019. Mais, dans ce cas-là, il ne faut justement pas que la ČNB soit trop active en ce qui concerne les dévaluations ou réévaluations, sinon on ne pourra jamais remplir les critères de Maastricht. »L’économiste Jiří Šteg compte parmi les experts ayant critiqué la dévaluation décidée par la ČNB. En mettant cette démarche en perspective avec l’adoption de la monnaie commune, il poursuit :
« Le poids de la ČNB est donnée par la loi. C’est une institution très indépendante qui détermine la situation économique du pays. Il faut espérer pouvoir à l’avenir renouveler les membres du comité de la ČNB pour y nommer des gens plus constructifs et non pas prédéterminés par des théories monétaristes. Potentiellement, la ČNB pourrait empêcher l’adoption de l’euro, mais je pense qu’après l’expérience des interventions sur devise que nous avons vécue, des actions similaires ne se reproduiront plus. Au moins, elles ne devraient pas se répéter si le comité de la ČNB n’est pas devenu fou. »
Si la banque centrale est une institution indépendante, son gouverneur et les membres du conseil bancaire sont nommés par le président. Ainsi, la composition actuelle de cet organe directeur de la banque reflète les affinités de l’ancien chef de l’Etat, Václav Klaus, notamment au sujet de l’euro. Nous écoutons l’économiste Ilona Švihlíková :
« Le refus de l’euro en République tchèque est influencé par la personne de l’ancien président Václav Klaus, lequel a aussi nommé au conseil de la ČNB des gens qui lui sont proches et partagent ses avis. Dans sa composition actuelle, la ČNB est très prudente, voire critique vis-à-vis de l’euro. C’est important du fait de la place centrale qu’occupe la banque dans ce processus. Même si la République tchèque ne dispose pas d’une exception comme le Danemark ou la Grande Bretagne, nous débattons toujours de l’opportunité d’adopter l’euro. Mais le gouverneur de la ČNB proposait par exemple d’organiser un référendum comme en Suède. Comme il sait que la réponse serait négative, cela lui permettrait de repousser cette adoption à une date hypothétique. »Nommé par Václav Klaus, Miroslav Singer est le gouverneur de la ČNB depuis 2010. Il se prononce volontiers au sujet de l’euro et il est connu pour son attitude sceptique quant à un éventuel abandon de la couronne. Récemment, au mois de mars, le chef de l’Etat, Miloš Zeman, a affirmé que la ČNB refusait d’adopter la monnaie commune car « l’entrée dans la zone euro entraînerait la perte d’une grande partie de ses compétences au profit de la Banque centrale européenne, et aucune institution n’abandonne volontairement ses compétences ». Dans cette optique, la dévaluation de l’automne dernier pourrait s’inscrire dans une volonté de reporter l’adoption de l’euro à plus tard. Tomáš Holub réfute cet argument :
« Selon nous, la dévaluation décidée de la couronne en novembre 2013 n’a pas de rapport avec l’adoption de l’euro. Au niveau du timing, il s’agit de deux périodes qui ne se superposent pas. Selon la déclaration du conseil bancaire, la durée de l’intervention monétaire comme instrument économique s’étale au moins jusqu’au début de l’année 2015. L’abandon de ce régime se produira même peut-être plus tard, mais ne se poursuivra pas quand l’adoption de l’euro sera concevable pour la République tchèque. Ces deux choses ne sont donc pas liées. »
Le représentant de la banque souligne surtout le manque de préparation de la République tchèque pour l’adoption de l’euro. Selon Tomáš Holub, lorsqu’un Etat perd l’instrument de la politique monétaire, il lui faut avoir un marché du travail flexible pour pouvoir répondre aux chocs :
« La République tchèque ne sera plus maître de sa politique monétaire avec l’euro, mais nous ne le regretterons probablement pas. Nous allons participer à l’élaboration de la politique monétaire commune de la zone euro, ce qui est un vrai défi professionnel. Il est important que la République tchèque ne regrette pas la perte de sa politique monétaire. C’est pourquoi il faut disposer d’autres mécanismes et d’instruments d’adaptation au choc. A côté d’un marché du travail flexible, la politique fiscale peut constituer un autre instrument, c’est-à-dire les budgets publics, ce qui, malheureusement, n’a pas marché dans beaucoup de pays de la zone euro ces dernières années. Il faut se préparer pour que la politique fiscale puisse remplir la fonction de stabilisateur qui est celle actuellement de la politique monétaire. »
Pour certains économistes, tels Jiří Šteg, la dévaluation n’est de toute façon pas une solution, car, à terme, ses coûts sociaux sont trop élevés. Un avis que ne partagent pas certains de ses collègues. Ainsi, Ilona Švihlíková considère que les Etats ne disposant pas de l’instrument monétaire sont contraints de procéder à des dévaluations internes pour s’adapter à la concurrence des autres pays. Dans la zone euro, c’est la Banque centrale européenne qui mène la politique monétaire. En cas d’adoption par la République tchèque de la monnaie unique, la ČNB perdrait donc ses prérogatives les plus importantes au profit de la BCE. Quant aux rapports entre ces deux entités, la ČNB et la BCE, Tomáš Holub reste énigmatique :
« Nos relations avec la BCE sont correctes. Nous faisons partie du système européen des banques centrales, notre gouverneur participe aux délibérations du conseil général de la BCE. Et en ce qui concerne leur politique monétaire, il y a un principe selon lequel les banques centrales ne commentent pas les démarches les unes des autres. »
Par ailleurs, la BCE n’est pas exempte de critiques dans sa gestion de la crise, et certains politiciens et économistes plaident pour une révision de ses statuts. Maître de conférences à Sciences Po Bordeaux et membre du collectif des économistes atterrés, Edwin Le Héron est de ceux-là. En plus d’une réforme des marchés financiers pour empêcher les crises, et pas seulement les guérir, l’économiste entrevoit une réforme importante des statuts de la BCE, « un peu utopique » selon ses propres mots, même si le président de la Bundesbank a eu récemment des propos qui allaient un peu dans ce sens :« Il faudrait que la BCE puisse acheter de la dette publique, des dettes souveraines, sur le marché primaire, sur le marché des émissions. Cela permettrait de régler ce problème de crises des dettes souveraines en Europe. Jean-Claude Trichet, l’ancien président de la BCE, l’avait fait sur des dettes d’occasion, des dettes qui sont déjà émises. Cela ne pose pas de problème au niveau des statuts. Mais aujourd’hui, dans les statuts, il est absolument interdit d’acheter de la dette sur le marché primaire et c’est pourtant le seul moyen de reprendre le contrôle sur les dettes espagnoles ou italiennes. »
Un sujet tabou il y a quelques mois encore et qui est plus débattu désormais. Si Tomáš Holub ne se prononce pas explicitement sur différents projets de réformes de la zone euro, il met en garde contre une adoption tchèque de la monnaie commune avant que ces réformes ne soient achevées, car, comme il le dit lui-même « on ne sait pas combien les nouveaux mécanismes coûteraient à la République tchèque. »
Tomáš Holub maintient que le souci primaire de son institution est de permettre le passage tranquille vers la monnaie commune, si telle est la décision politique prise par le gouvernement tchèque. A cet égard, les propos d’Edwin Le Héron pourraient l’assurer que la gestion de la politique monétaire n’échappera pas totalement à la ČNB :
« La BCE appartient aux banques centrales des Etats. C’est une banque fédérale, donc chaque banque est actionnaire, la ČNB est actionnaire de la BCE, comme la Banque centrale de France, etc. Donc elle appartient aux banques centrales, qui appartiennent aux Etats, donc aux peuples. D’une certaine manière, la BCE appartient aux peuples européens. En ce sens, je trouve beaucoup plus légitime que ce soit elle qui règle cette question de la dette souveraine, qui est une question de peuple, plutôt que les marchés financiers qui s’en moquent totalement, et qui de plus spéculent sans arrêt pour gagner de l’argent dessus. »
Au-delà des conflits d’intérêts, d’opinions et de visions que peuvent avoir différents acteurs vis-à-vis de l’adoption tchèque de l’euro, l’économiste Martin Janíčko offre une conclusion conciliante :
« On ne peut pas obliger la ČNB à suivre les critères pour adopter l’euro, parce qu’elle est indépendante. Mais il y a toujours cette plateforme avec le gouvernement tchèque, et si celui-ci prévoit d’adopter l’euro en 2019, il faut que la ČNB se comporte dans ce sens aussi. La ČNB est indépendante, elle peut faire n’importe quoi, mais elle doit suivre les intérêts économiques tchèques. Il y a beaucoup d’experts au sein de la banque et ils connaissent bien les avantages et les désavantages de la monnaie commune. Je pense qu’il suffit qu’ils soient très bien coordonnés avec le gouvernement. »