Petr Kolář : « Havel était la conscience de beaucoup de monde par ses textes »

Václav Havel, photo: Tomáš Vodňanský, ČRo

Grande figure de la dissidence tchèque, élu président de la République tchécoslovaque en 1989 suite à la chute du régime communiste, Václav Havel était avant tout un homme de lettres. Censurée par le régime communiste, son œuvre a pu toutefois circuler dans l’ombre grâce à l’aide de personnes comme le jésuite tchèque Petr Kolář qui, depuis Paris où il était en exil, faisait passer des éditions en tchèque jusqu’à Prague. Deux ans après la mort de Václav Havel, Petr Kolář nous parle du dramaturge, de cet esprit libre qui a su dire ce que tous pensaient sans savoir comment le formuler. Des propos recueillis par Agnès Joyaut.

Petr Kolář,  photo: Alžběta Švarcová,  ČRo
« La dissidence a toujours été plus importante à Prague qu’ailleurs, pour la raison simple qu’en tant que capitale, c’était le seul endroit où les étrangers circulaient à peu près librement. Mais chez moi à Ostrava, quand je suis rentré en 1990 après la chute du régime communiste, j’ai retrouvé mes anciens camarades de classe de l’École des mines, et l’un d’eux m’a dit : « Tout le monde parle de Václav Havel, toi aussi tu nous racontes des choses, mais qui est-il ? Nous n’avons jamais entendu parler de lui. » Il y avait bien quelques mots dans les journaux, mais l’article était dirigé contre ceux qui s’opposaient aux efforts du gouvernement. »

« Un autre m’a dit : « Mais pourquoi tu es parti à l’étranger ? Le communisme n’interdisait rien. » Alors là, je n’ai pas loupé le coup, je leur ai dit : « Écoutez, ils interdisaient beaucoup de choses, mais c’était des choses dont tu n’avais pas besoin. » Dans la vie de tous les jours, ils ne cherchaient pas à se renseigner sur les choses, la politique ne l’intéressait pas. »

« Nous cherchions à surmonter les frontières dans lesquelles les gens vivaient. Ils étaient chacun dans leur famille, la vie privée fleurissait. Alors on essayait de passer à ces gens-là une lecture. Pas L’Archipel du goulag dès le début, mais par exemple les bouquins de Havel étaient très prisés même par les gens qui ne savaient pas qui il était. Il y avait des trucs extraordinaires. Par exemple, j’avais un des premiers exemplaires d’un recueil de ses pièces de théâtre, et sur la couverture, il y avait une sorte de route qui se perdait en haut de la page et c’était rempli d’exclamations « Ano! ». « Oui ! Oui ! Oui ! » : tout le monde dit oui. J’ai eu ce bouquin pendant cinq ans avant de me rendre compte qu’au milieu, il y avait un « Ano ? » avec un point d’interrogation. Un dissident, dans la foule des imbéciles qui disent « Oui ! Oui ! Oui ! », pose la question : « Oui ? ». Quelle astuce magnifique, n’est-ce pas ? Simple comme tout ! Et nous essayions cela. Dans leur « Oui ! Oui ! Oui ! », de dire : « Tst… peut-être non. » »

Entre 1977, année de la Charte, et 1985, et l’arrivée de Gorbatchev, Petr Kolář a ainsi organisé avec l’aide de ses amis, français pour la majorité, une quarantaine de voyages entre Paris et Prague. Lors de chaque voyage, il s’agissait de transporter dans la plus grande discrétion une valise contenant soixante bouquins environ.

Photo: BONTON
« Ici et là, on a réussi à faire passer ses pièces de théâtre, soit en tchèque, soit en français pour les Français. Par exemple L’Audience, un de ses grands succès. C’est extra. Je ne sais pas si vous l’avez vu ? Cette atmosphère de dissidents qui travaillent dans une entreprise, où tout le monde a peur de l’un d’eux, ils ne savent pas comment le prendre, et le surveillant principal demande finalement à ce dissident, Ferdinand, qu’il livre lui-même les renseignements qui le concernent, parce que « vous vous connaissez mieux que moi je ne vous connais, donc puisqu’on me demande des informations sur vous, écrivez cette dénonciation vous-même ». C’était tellement vrai et tellement tchèque à l’époque (rires). Et je pense que le public français avait du mal à comprendre cette absurdité. »

« La seule chose que j’ai réussi à leur dire et les Français étaient choqués, c’était justement à propos de Václav Havel, on était au début des années 1980, il sortait de prison, et j’ai dit : « Maintenant vous vous dites : – Ah, il est sorti de prison – Bon d’abord, il n’est pas en très bonne santé, mais vous savez, pour trouver du boulot c’est difficile. – Ah, me disent-ils, il trouvera bien quelque chose chez quelqu’un… » J’ai répondu : « Mais quelqu’un… le seul employeur dans le pays c’est l’État. – Quoi ? – Un cordonnier, un épicier… ils sont tous fonctionnaires d’État. »

Václav Havel,  photo: Tomáš Vodňanský,  ČRo
« Si vous lisez bien les textes de Havel, il ne parle pas de lui mais il parle de cela. Par exemple, le fameux texte de l’épicier à qui on ordonne de mettre dans sa vitrine, pour la fête de la victoire des soviétiques sur les nazis, des slogans comme « La fraternité avec le peuple russe », « Vive l’armée rouge », « Prolétaires de tous les pays unissez-vous » etc. Et l’épicier qui se dit : « Tst… c’est vraiment la merde, pourquoi devrais-je mettre ça là ? Enfin bon... la phrase « Prolétaires de tous les pays unissez-vous », au fond je n’ai rien contre… Et si je ne le mets pas, j’aurais des problèmes. Pfff… allez, je le mets. » Extra ce texte. Extra. »

« Havel était la conscience de beaucoup de monde par ses textes. Dans une chanson il y a une phrase qui dit : il a été coffré parce qu’il a su dire les choses que nous avons tous pensé sans être capables de les exprimer. Et ça, il en a été capable parce qu’il était proche du théâtre. Une vérité camouflée : c’était ça, la fabulation de Havel. »