František Drtikol, l’Homme Lumière
« Je suis photographe. J’ai photographié par la lumière. Je m’inscris dans les âmes des hommes par la lumière de la connaissance. » C’est ainsi que František Drtikol a défini sa vocation, lui qui est l’un des meilleurs photographes tchèques du XXe siècle. Aujourd’hui, son œuvre figure dans la majorité des anthologies de la photographie, ses photos sont exposées dans les plus grandes galeries et battent des records de vente. Sa vie et son oeuvre ont suscité aussi une véritable passion chez le jeune écrivain Jan Němec qui lui a consacré un grand roman biographique intitulé « Dějiny světla - Histoire de la lumière ».
« Jadis, je crois que c’était vers la fin des années 1990, il y a eu une exposition dans la salle du Rudolfinum de Prague, transférée ensuite dans la Galerie morave de Brno. C’était ma première rencontre avec Drtikol. Cette exposition était assez originale parce qu’elle n’était pas centrée sur la photographie mais plutôt sur le dessin et l’œuvre peint, créés par Drtikol dans une période assez tardive de sa vie. A ce moment-là, j’étais lycéen et cette exposition m’a beaucoup impressionné. Il me semblait que tout cela était lié à moi d’une certaine façon. Puis j’ai commencé à acheter des livres de Drtikol et cela a mûri en moi jusqu’au moment où je me suis rendu compte que sa vie était au fond une histoire très spécifique de la lumière, d’abord de la lumière extérieure photographique puis de celle qui est intérieure et vers laquelle il s’est tourné dans la seconde moitié de sa vie. »
L’auteur ne savait pas d’abord comment aborder son sujet, quelle attitude prendre vis-à-vis du personnage principal de son roman. Finalement il a trouvé une solution originale. Il s’est mis à « dialoguer » avec son héros :
« J’ai d’abord essayé d’écrire un récit à la première personne, comme si c’était raconté par Drtikol lui-même. Mais il me semblait que je transgressais ainsi une limite que je ne voulais pas dépasser, parce que je ne suis pas František Drtikol et je n’arrive pas à m’identifier complètement à lui. Par contre, le récit à la troisième personne me semblait trop distant et ne m’attirait pas. Je suis donc parvenu au récit à la deuxième personne, j’apostrophe le héros de mon livre, je parle à mon personnage, je le tutoie et je reproduis donc mon rapport vis-à-vis de lui comme il est en réalité. J’ai décidé d’écrire sur quelqu’un et je mène un certain dialogue avec lui. » C’est la ville Příbram en Bohême centrale qui est la patrie de František Drtikol. Il est né en 1883. Garçon, il manifeste un grand talent pour les arts et rêve de devenir peintre mais son père désire lui donner un métier plus sérieux. Il entre donc comme apprenti dans le studio du photographe Antonín Mattas mais les années d’apprentissage ne lui apportent aucune satisfaction et ne contribuent pas à l’épanouissement de son talent. En 1901, il se fait inscrire donc à l’Institut de la photographie à Munich et c’est dans cet établissement qu’il trouve sa véritable vocation. Il travaille ensuite dans plusieurs studios de photographie en Allemagne, en Suisse et en Bohême, fait son service militaire et finalement ouvre avec son associé Augustin Škarda un studio de photographie au centre de Prague. Il se spécialise dans le portrait photographique et le succès ne se fait pas attendre. Les plus grandes personnalités de la vie publique, de la culture et de la politique tchèques défilent dans son studio. Avoir un portait signé Drtikol devient un signe de prestige et de réussite sociale. Il photographie les présidents Tomáš Garrigue Masaryk et Edvard Beneš, les compositeurs Leoš Janáček, Josef Suk et Bohuslav Martinů, le peintre Alfons Mucha, la cantatrice Ema Destinová, les écrivains Maxim Gorki, Paul Valéry et Rabindranath Tagore et d’autres célébrités de l’époque. Tous ceux qui font partie de la haute société désirent être photographiés par le Nadar tchèque mais il n’est pas uniquement le portraitiste des gens célèbres.Un autre grand sujet de sa création est le corps des femmes. Il créée une longue série de nus féminins qui l’imposeront dans le monde des arts et lui apporteront la gloire internationale. Déjà en 1922, il présente une grande exposition au Musée des Arts et Métiers à Prague et en 1925, il remporte le Grand Prix de l’Exposition des arts décoratifs et industriels modernes à Paris. C’est à Paris que paraît aussi la collection de ses photos sous le titre « Les nus Drtikol ». Jan Němec démontre cependant dans son livre que les femmes ont été pour František Drtikol, en plus du thème privilégié de sa création, le grand problème de sa vie :
« L’attitude de Drtikol vis-à-vis des femmes était très compliquée. Il était profondément marqué par son idéalisme. Cela a influencé non seulement son attitude vis-à-vis des femmes mais plus tard aussi vis-à-vis de la politique. Ses modèles, ces photos de nus féminins lui ont apporté la notoriété mondiale. Quand vous ouvrez aujourd’hui un manuel de photographie vous y trouvez presque toujours un ou deux nus de Drtikol mais c’est un thème qui s’étend chez lui sur une longue période. Au début il a été influencé par le style fin de siècle. Les femmes qu’il a photographiées au commencement de sa carrière sont bien différentes de celles qui figurent sur ses photos des années vingt lorsqu’il a adopté le style de l’avant-garde, et elles diffèrent encore beaucoup de celles qu’il recherchait plus tard quand il s’orientait vers la vie spirituelle. Il est donc difficile de trouver chez lui une tendance générale qui se serait manifestée dans toutes les étapes de sa vie. »Et Jan Němec ajoute que l’attitude de František Drtikol vis-à-vis des femmes, n’était dépourvue parfois d’un certain extrémisme. A une époque de sa vie, il considère la femme comme un animal et rien de plus qu’une source de plaisir, à un autre moment il dit que la femme est l’espoir du monde. Ces changements d’attitude sont sans doute liés à l’évolution spirituelle de František Drtikol, un photographe célèbre mais aussi un penseur qui cherchait la libération de l’esprit et désirait implanter au centre de l’Europe les philosophies orientales. Considéré comme le patriarche du bouddhisme tchèque, il déclare déjà en 1928 avoir atteint le nirvana, donc la finalité de la pratique bouddhique, l’état suprême, la paix intérieure totale et permanente provenant du détachement.
Il se consacre à la méditation, traduit en tchèque de nombreux textes de bouddhisme classique, des oeuvres taoïstes, le Livre des morts tibétain et toute une série des Upanishads, chefs d’oeuvres de la spiritualité hindoue. Il se lie également d’amitié avec le père de l’anthroposophie Rudolf Steiner. En 1935, Drtikol met fin à ses activités de photographe, vend son studio, s’adonne davantage à son oeuvre spirituelle, à la méditation et se lance dans la peinture.Certaines étapes de la vie de cet homme difficile à saisir qu’est František Drtikol sont bien documentées, d’autres restent dans l’ombre et il n’a pas été facile pour Jan Němec de réunir les documents pour les chapitres sur ces périodes obscures :
« Les documents écrits sur Drtikol ne sont pas très nombreux. Il s’agit de plusieurs monographies sur lui écrites par des historiens de la photo puis quelques livres de souvenirs de ses disciples spirituels. En ce qui concerne mon livre, dans beaucoup de cas où le lecteur pourrait penser qu’il s’agit de fiction, ce sont au contraire des épisodes tirés de la vie de František Drtikol et d’autre part, j’ai été obligé d’imaginer des éléments assez essentiels de sa biographie parce que je manquais de sources. Ce qui a été important pour moi, c’était de respecter les réalités connues. Mais il y a énormément de choses inconnues, nous n’avons aucune mention sur de longues périodes de sa vie et c’est là où s’ouvrait un grand espace pour la fiction. C’est pourquoi il faut percevoir ce livre comme un roman. »
Au lendemain de la Deuxième guerre mondiale František Drtikol s’engage dans la vie politique. C’est le début du chapitre de son existence qui est navrant pour beaucoup de ses admirateurs et préoccupe ses biographes dont certains cherchent à l’occulter. En 1945 le célèbre photographe adhère au Parti communiste, devient membre actif du parti et lui restera fidèle même pendant les années 1950, donc pendant la période des procès politiques et des pires aberrations du régime stalinien. Artiste et homme spirituel, il est en même temps fonctionnaire du Parti communiste et semble approuver les méthodes utilisées par le régime totalitaire. Il restera membre du parti jusqu’à sa mort en 1961.Une grande question plane donc sur la dernière étape de sa vie : comment ce bouddhiste épris de la spiritualité orientale a pu concilier ses convictions avec ses activités politiques et l’idéologie totalitaire ? Cette question s’impose aussi au lecteur du roman de Jan Němec, mais il n’obtiendra pas la réponse. L’auteur passe sur ce dernier chapitre de la vie de l’artiste et le remplace par la citation d’un court curriculum vitae rédigé par František Drtikol lui-même en 1948 lorsqu’il a posé sa demande d’adhésion à l’Union des artistes plasticiens. Dans ce texte plein de manifestations de sympathie pour la classe ouvrière et de fidélité au parti communiste, il n’y aucune mention de spiritualité. Nous savons cependant par d’autres sources qu’il est resté bouddhiste jusqu’à la fin de ses jours. Son engagement politique a-t-il été sincère ? A-t-il mené une double vie ? Le roman de Jan Němec qui apporte ailleurs d’innombrables épisodes et détails intéressants de la vie de son héros, laisse ici le lecteur sur sa faim. L’énigme de la dernière étape de la vie de František Drtikol reste entière. Il faudra donc un autre livre, un autre auteur pour élucider le chapitre obscur de la vie de l’Homme Lumière.
( Le roman « Dějiny světla - Histoire de la lumière » est sorti aux éditions Host. )