La vie de Zátopek relue par un comédien français
Bien accueilli en France par les critiques au moment de sa sortie en 2008, moins en République tchèque lors de la publication de sa traduction, le livre « Courir » de Jean Echenoz propose une biographie romancée du légendaire Emil Zátopek. Inspiré par le livre comme par la carrière et la vie du plus grand sportif tchèque de l’histoire, le comédien français Eric Cénat, du Théâtre de l’Imprévu, effectuait la semaine dernière une tournée en République tchèque au cours de laquelle il a proposé une lecture théâtralisée de « Courir ». A l’issue du spectacle au café de l’Institut français, Radio Prague s’est entretenu avec Eric Cénat, avec bien entendu Emil Zátopek au centre de l’attention. Un Emil Zátopek, personnage haut en couleur, inimitable et inégalable comme le rappelle Jean Echenoz dans son livre, qu’Eric Cénat, comme beaucoup d’autres avant lui dans le monde, a lui aussi appris à aimer.
C’est donc le bien le livre qui vous a inspiré ?
« Il y a plusieurs choses qui m’ont intéressé. D’abord, il y a le lien que j’entretiens avec la République tchèque. J’ai une compagnie de théâtre à Orléans, en France, mais depuis 2007, je travaille régulièrement en République tchèque, à Prague, mais aussi dans différentes régions du pays, et notamment celle de Pardubice. C’est un pays que j’ai appris à connaître, à aimer et qui m’intéresse beaucoup. L’idée, donc, de faire quelque chose sur l’histoire de ce pays a été un élément moteur pour moi. »
Qu’avez-vous appris de nouveau à la lecture du livre qui, il faut le rappeler, est une biographie romancée d’Emil Zátopek ?
« Je connaissais le sportif, mais je ne connaissais pas l’homme. Ce qui est beau dans le roman de Jean Echenoz, c’est qu’on apprend à connaître Zátopek. On le découvre, il a dix-sept ans, il se retrouve propulsé dans des courses un peu par hasard, il est obligé de courir alors qu’il n’en a aucune envie et que le sport ne l’intéresse pas. Cet aspect m’a beaucoup plu : de le voir jeune homme et de voir comment peu à peu il prend goût à la course à la pied. Il se découvre des capacités… Autant de choses que je ne savais pas. Je suis aussi forcément touché par son histoire d’amour avec Dana, qui devient sa femme et elle aussi une grande championne olympique. Elle a battu des records avec son arme, le javelot, et ça non plus, par exemple, je ne le savais pas. Et puis la façon dont il a été utilisé et broyé par le régime communiste m’intéresse aussi beaucoup. En 1968, lui qui n’aimait pas beaucoup parler en public a pris la parole pour condamner l’invasion soviétique. Il a pris des risques et il l’a payé cher. Cela m’a bouleversé. Savoir qu’il a travaillé dans les mines d’uranium de Jachymov, qu’il s’est retrouvé éboueur, qu’il a perdu tous ses grades, qu’il a été exclu de la vie sociale, qu’il ne pouvait plus voir sa femme Dana… Non seulement je ne le savais pas, mais je ne pouvais même pas l’imaginer. »Comme Dana, Emil est un personnage attachant, très humain, très éloigné de ce que sont certains sportifs aujourd’hui. Lorsque vous traitez d’une personnalité, peu importe qu’il s’agisse d’un sportif ou pas, est-il important pour vous de l’apprécier ?
« Oui, c’est vrai que Zátopek est un homme avec ses failles. C’est un homme timide, qui a une voix fluette, qui n’est pas toujours très sûr de lui, et en même temps, c’est un immense champion. Sa personnalité me touche forcément. J’ai beaucoup travaillé en lecture de cette manière sur des vies de poètes notamment. Et si je me lance dans un processus de recherche de ce genre, il est évident que l’homme que je vais mettre en valeur me touche très personnellement. »
Jean Echenoz dans son livre a choisi certains passages de la carrière et de la vie de Zátopek. C’est également le cas pour vous puisque votre spectacle dure une heure et quart. Selon quels critères avez-vous retenu les passages que vous citez ?« C’est difficile de répondre. En fait, le livre, je l’ai lu à voix haute pour moi d’un coup, mais c’était très long. Il y a donc eu un travail de deuil après, c’est-à-dire qu’il faut choisir ce que l’on coupe et comment. J’étais obligé de couper, mais j’ai eu des doutes, je me posais plein de questions sur ce qu’il fallait ou ne fallait pas garder. J’ai donc photocopié le livre, j’ai pris un crayon et j’ai commencé à relire. A chaque fois qu’il y avait une phrase, un groupe de phrases, un paragraphe voire un chapitre entier que je ne sentais pas complètement indispensable pour avoir une vue d’ensemble, je rayais. Alors, bon… si l’auteur apprend ça (il rit)… mais j’ai procédé de cette façon. J’étais quand même encore toujours trop long, il a donc fallu continuer à couper. Cela veut dire que je me permets même parfois de couper dans une phrase, dans un paragraphe ou une histoire entière. Par exemple, à un moment, il y a un passage au Brésil et je trouvais que c’était un peu anecdotique par rapport à tout ce que je racontais. Cela a été un travail particulièrement long parce que je ne voulais absolument pas trahir ni la vie de Zátopek pour qu’on la comprenne bien, ni surtout le livre de Jean Echenoz. »
Justement, avez-vous consulté l’auteur dans la préparation de votre spectacle et celui-ci a-t-il assisté à la lecture ?
« Le spectacle est encore récent. Il a été créé en février dernier. Mais j’espère rencontrer prochainement Jean Echenoz, parce que je ferai cette même lecture au Centre tchèque à Paris (le 17 décembre, ndlr) et il a accepté l’invitation. J’espère qu’il ne sera pas déçu par mon adaptation et mon interprétation. J’aime beaucoup travailler avec les auteurs contemporains et à chaque fois que j’ai à jouer devant eux leurs propres textes, il y a une forte pression car je n’ai pas envie de les décevoir. »
Le livre de Jean Echenoz a été plutôt mal accueilli par la femme d’Emil Zátopek, qui a même voulu empêcher la publication de sa traduction. Que pensez-vous de sa réaction ?
« Je la comprends tout à fait. C’est vrai qu’elle a eu une réaction assez dure sur le livre. Je pense qu’elle a dû se sentir un peu trahie par ce qui était écrit. Je peux le comprendre parce qu’elle est très proche de l’histoire, c’est d’ailleurs son histoire à elle aussi à travers celle de son mari. Qu’un Français écrive sur cette histoire-là, qu’il se permette d’avoir un rapport à l’imaginaire, à la fiction, car il ne s’agit pas d’un roman historique… il est quand même écrit ‘fiction’ sur le livre, même si Jean Echenoz s’est énormément documenté comme il le fait toujours. Après, c’est l’opinion de Dana Zátopková. Personnellement, je pense que Jean Echenoz a une telle empatie pour Emil et Dana que, quelque part, nous qui ne sommes pas concernés comme elle, nous pouvons nous permettre d’apprécier le livre. Il rend vraiment hommage à ce couple mythique. Mais encore une fois, je comprends très bien madame Zátopová, parce que le livre touche à sa vie. »La vie de Zatopek est effectivement un roman. Il y a des passages formidables, ses titres, ses records, etc., mais il y a aussi d’autres passages plus sombres comme son engagement politique au début des années 1950. Pour certains Tchèques, cela peut poser problème. Qu’en est-il pour vous en tant que Français ?
« J’ai l’impression, comme le dit très bien Jean Echenoz, que dans les années 1950, il ne pouvait pas tellement faire autrement que d’être inscrit au Parti. Il était tellement célèbre que s’il n’en est pas, il devient automatiquement un opposant. Je crois qu’il n’avait pas envie de devenir un opposant. Je pense même que, à un moment donné, il a sincèrement cru aux vertus du socialisme, comme beaucoup d’intellectuels de l’Europe entière qui ont mis du temps avant de comprendre. Il a fallu Budapest en 1956, Prague en 1968, pour que certains comprennent ce qui se passait. Les gens ne voulaient pas le croire, le goulag, les déportations, le stalinisme… Les gens n’en avaient pas conscience. Même quand on le leur racontait, ils refusaient de le croire. Lui vivait en Tchécoslovaquie, mais on ne peut pas juger l’engagement d’un homme. Mais les événements de 1968 me touchent, parce que là, Zátopek a tout à perdre. Le peuple lui demande de s’engager, il lui dit ‘Emil, il faut que tu parles !’, et lui le fait. Sur les photos que je projette pendant la lecture, on le voit devant la foule en train de parler. Or, ce n’est pas un tribun, il a une petite voix. Et c’est énorme ce qu’il a payé pour son engagement. »
Quel est l’accueil qui est réservé à votre spectacle en France ? Le nom de Zátopek reste relativement connu, comme celui de Fangio dans le sport automobile ou de Pelé en football, mais de moins en moins des jeunes générations…
« Pour les gens de moins de trente ans aujourd’hui, le nom de Zátopek ne leur parle sans doute plus beaucoup. Moi, j’ai une quarantaine d’années et je suis peut-être la dernière génération à avoir conscience de qui était Zátopek. En France, pendant qu’on courrait, qu’on faisait son jogging, il y avait toujours quelqu’un sur le bord de la route qui criait ‘Vas-y Zátopek !’. Aujourd’hui, ce n’est plus du tout le cas. Donc, la lecture intéresse le public français, d’abord parce que la langue de Jean Echenoz est formidable, elle passe très bien à l’oral, et que le livre est très bien écrit. Moi, je prends beaucoup de plaisir à la dire. Et puis il y a des gens qui connaissaient Zátopek, son nom est lié à leur enfance ou à leur jeunesse. Eux, ça les touche. Et puis, ceux qui ne le connaissaient pas apprennent l’histoire d’un homme, d’un pays et même de ce qu’était une partie de l’Europe avant la chute du Mur. »Ce qui est un peu curieux et même assez paradoxal pour un Français, c’est que vous n’évoquez pas dans votre spectacle l’amitié entre Zátopek et Alain Mimoun, alors que vous lisez un passage sur les Jeux olympiques de Melbourne en 1956. Vous dites que Zátopek finit 6e du marathon, mais pas que Mimoun le gagne, alors que pour l’aspect franco-tchèque, c’est quand même important…
« Votre question, elle est bien, mais elle est terrible pour moi. Je dois avouer que je ne sais plus si le fait que Mimoun gagne est vraiment formulé dans le roman. Je ne sais pas si Jean Echenoz en parle ou pas ou si c’est moi qui ai coupé. Mais vous avez quand même remarqué qu’il y a dans mon spectacle une photo formidable sur laquelle on voit Zátopek enlacer Mimoun après sa victoire à Melbourne. C’est vrai que Mimoun est mort il y a quelques semaines de cela et c’est un peu passé à l’as en France. Pourtant, c’était un tel champion ! Il avait plus de 90 ans et il continuait encore à courir… Comme Michel Jazy ou Jacky Boxberger plus tard, ce sont des noms qui ont marqué l’histoire de l’athlétisme français et de la course de fond. »