Miloš Havel, maître de l’art de côtoyer les puissants
Il a été une des personnalités les plus brillantes du monde des affaires et de la culture tchèque dans les années 1930 et 1940. Oncle du futur président Václav Havel, Miloš Havel personnifiait en quelque sorte les succès du cinéma tchèque. Il a fait construire dans la banlieue de Prague les Studios de Barrandov et a réussi à créer à Prague une sorte d’empire cinématographique à l’image de grandes compagnies de production hollywoodiennes. Appelés pendant un temps « Les Usines cinématographiques », ces studios étaient équipés d’installations techniques ultramodernes et, dans les années 1930, produisaient annuellement jusqu’à 80 films. Miloš Havel s’est vu cependant obligé aussi d’assister à la chute de son empire et à l’effondrement du monde dans lequel il savait vivre et prospérer. Pendant de longues années, l’aventure de cet homme public et secret à la fois a été éclipsée par son neveu Václav Havel, mais aujourd’hui il émerge de l’oubli grâce à un livre biographique que son auteur, Krystyna Wanatowiczová, a intitulé « Miloš Havel, magnat du cinéma tchèque ».
« L’étape la plus importante de la vie de Miloš Havel est probablement celle où il a été obligé par les nazis de leur vendre les studios de cinéma de Barrandov, ce qui fait qu’il est présenté, aujourd’hui encore, soit comme un collaborateur des nazis, soit comme un héros et le sauveur du cinéma tchèque. Je ne voulais pas le ‘classer’ dans l’une ou dans l’autre catégorie. La vie n’est pas noir et blanc. »
Miloš Havel est né en 1899 dans la famille de Vácslav Havel, grand père du futur président de la République et un des meilleurs architectes tchèques de son temps. Le jeune Miloš est attiré par le cinéma naissant et se lance dans la production de films. Servi par son intelligence, son sens des affaires et la situation de sa famille, il s’impose bien vite dans les milieux culturels pragois et sa carrière prend un envol vertigineux.
Il crée la société Lucernafilm, produit une longue série de films à succès et devient l’homme le plus puissant du cinéma tchèque. L’occupation de la Tchécoslovaquie par l’Allemagne nazie est pour lui une épreuve difficile, mais il ne rend pas les armes. Il mobilise son talent pour la diplomatie et tâche de sauver ses compagnies pour pouvoir poursuivre ses activités même sous l’occupation. Miloš Havel sera contraint de vendre les studios de Barrandov, mais pourra continuer à produire des films. Après la guerre, on l’accusera d’être allé trop loin et d’avoir collaboré avec l’occupant. Krystyna Wanatowiczová estime que ce soupçon n’est pas fondé :« J’ai même été surprise de ne pas découvrir dans les archives les documents scandaleux que j’avais cru y trouver. Je n’ai trouvé aucun document prouvant que Miloš Havel aurait dénoncé quelqu’un, qu’il aurait causé du tort à quelqu’un, qu`il aurait dit quelque chose de compromettant contre une personne qui aurait été ensuite arrêtée par la Gestapo. J`ai d’abord cru que c’était un collaborateur de ce genre, qu’il avait nui à quelqu’un. »
Krystyna Wanatowiczová est convaincue que si des documents sur des activités nuisibles ou amorales de Miloš Havel pendant la guerre existaient, ils auraient été largement exploités après la guerre lorsque la police secrète a cherché à dénicher tout ce qui pouvait être utilisé contre lui, pour le scandaliser et le perdre. Par contre, l’auteur a trouvé des informations sur les personnes qui ont été aidées par Miloš Havel mais qui ne l’ont pas aidé et lui ont causé du tort après la guerre :« Au fond, il a cherché pendant la guerre à avoir les moyens pour pouvoir assurer évidemment une vie aisée à lui-même et à ses proches et la prospérité des sociétés en sa possession, la compagnie Lucernafilm et les Studios de cinéma de Barrandov. Il entretenait d’excellents rapports avec certains fonctionnaires du bureau du protecteur du Reich, ce qui lui a permis de régler sans conséquences certaines affaires qui risquaient d’être dangereuses. Il a pu ainsi aider de nombreux hommes de lettres et artistes, dont par exemple les écrivains Václav Řezáč et Jan Drda, qu’il a engagés dans ses studios, qui y étaient rémunérés et n’étaient pas obligés de se compromettre en gagnant leur vie par exemple dans le journalisme... »
Pendant la guerre, ces amis des milieux littéraires et artistiques ont passé beaucoup de temps dans la luxueuse villa de Miloš Havel dans le quartier de Barrandov à Prague. Ils y étaient accueillis généreusement et invités à manger à la table de leur hôte. Il y avait toujours assez de cognac et de cigarettes, denrées pratiquement introuvables à cette époque. Mais après la guerre, les amis de Miloš Havel ont vite oublié la générosité désormais compromettante de leur bienfaiteur et ont feint de n’avoir rien de commun avec lui.Krystyna Wanatowiczova constate que Miloš Havel était sans doute un maître incontestable de l’art de côtoyer les puissants, mais qu’il a essuyé un échec cuisant après la guerre et la prise du pouvoir par les communistes. Les nouveaux puissants ne voulaient pas de cet artisan des succès du cinéma capitaliste :
« C’était le paradoxe de sa vie. Avant 1945, il avait su jouer sans trop de concessions le jeu des nazis, et il espérait trouver également un ‘modus vivendi’ avec le nouveau régime arbitraire. Et je crois qu’il a été lui-même très surpris en constatant que ça ne marchait plus et qu’il n’arrivait pas à trouver un langage commun avec les communistes, qui l’ont jeté sans scrupules par-dessus bord sans avoir aucune preuve concrète contre lui. »
La situation de Miloš Havel a été rendue d’autant plus difficile par son homosexualité. Sous la Première République tchécoslovaque, sous l’occupation nazie et même dans les premières décennies de la dictature communiste, entretenir des rapports sexuels avec un partenaire du même sexe était un crime punissable de plusieurs années de prison. Les nazis ont même déporté beaucoup d’homosexuels dans des camps de concentration. Miloš Havel a donc été obligé de cacher son orientation sexuelle pratiquement pendant toute sa vie. Krystyna Wanatowiczova explique par l’homosexualité certains traits particuliers de la personnalité de Miloš Havel :« Ce fait a sans doute beaucoup influencé sa vie intérieure et son caractère. Sa famille feignait de ne pas le savoir. En tant qu’homme d’affaires connu, il était presque poussé à jouer les hommes à femmes. Ne pouvant pas se soustraire à cet impératif, il a été obligé de se marier et a épousé son amie de longue date. Tout cela a encore aggravé un certain déchirement intérieur dont il a souffert pendant toute sa vie. »
Bien que les poursuites judiciaires contre Miloš Havel aient été arrêtées en 1947 faute de preuves, il n’en reste pas moins un homme sans avenir. Ses biens sont confisqués et les studios de Barrandov lui sont interdits. Il tente deux fois de partir clandestinement en exil. Lors de la première tentative en 1949, il est pris et condamné à deux ans de prison. Il ne réussit que lors de sa deuxième tentative en 1952. Le dernier chapitre de sa vie commence. Pour Krystyna Wanatowiczova, ce chapitre final a été le point de départ :
« Quand je me suis mise à travailler sur ce livre, il me paraissait évident qu’il faudrait commencer par la dernière étape de sa vie, qu’il a passée en exil à Munich. Il y a vécu de 1952 à 1968. Et j’ai eu la chance d’encore y trouver un homme qui avait travaillé avec lui dans les années 1950, lorsque Miloš Havel a créé la nouvelle compagnie Lucernafilm avec laquelle il a produit en Allemagne trois long-métrages. Selon ce témoin, Miloš Havel rêvait toujours de revenir à Prague, mais ce rêve ne s’est jamais réalisé. Il a pratiquement fait faillite, s’est mis à jouer et à perdre dans des casinos. Il a fini par devenir un homme solitaire et malheureux. »Miloš Havel est mort à Munich en février 1968, à la veille donc du Printemps de Prague, cette courte période de libéralisation politique qui lui aurait sans doute permis de revenir dans son pays. Selon son neveu Ivan Havel, l’histoire de sa vie nous pose la question délicate et qui resurgit bien souvent, la question de savoir dans quelle mesure il est possible, sous les régimes totalitaires, de prendre des risques pour sauver les valeurs culturelles et pour aider les autres tout en conservant un certain niveau et un style personnel de vie.