Lukáš Macek : « Le vrai sujet, c’est la nébuleuse d’intérêts entre les mondes politique et économique »
L’annonce de la démission du Premier ministre Petr Nečas et la fin qui en découle de la coalition gouvernementale font logiquement apparaître un certain nombre de questions sur la prochaine évolution de la situation politique en République tchèque. La coalition tripartite actuelle va-t-elle être reconduite jusqu’aux élections législatives du printemps 2014 ? Quel sera le rôle du président de la République, Miloš Zeman? Un gouvernement de technocrates sera-t-il mis sur pied pour assurer la transition ou des élections anticipées seront-elles organisées à l’automne ? Autant de questions auxquelles a répondu le politologue Lukáš Macek, directeur de la section centre-européenne de Sciences Po à Dijon. Interrogé par Radio Prague, Lukáš Macek a d’abord estimé que la démission de Petr Nečas était inéluctable :
L’affaire a éclaté dans la nuit de mercredi à jeudi derniers. Etes-vous donc surpris par le temps mis par Petr Nečas avant de prendre sa décision, et ce alors que, depuis le début, plus ou moins tout le monde s’accordait pour dire que sa démission était inévitable ?
« Je pense qu’il aurait été plus judicieux qu’il procède plus rapidement. Maintenant, je peux comprendre les raisons qui l’ont amené à hésiter, parce que, effectivement, cela ouvre une période d’incertitude, cela fait entrer dans le jeu le président de la République Miloš Zeman qui, comme tout le monde le sait, fait plutôt partie de l’opposition par rapport à la majorité actuelle. S’il y avait un président a priori plus accommodant au Château de Prague, la décision aurait été plus simple pour Petr Nečas. Néanmoins, personnellement, je pense qu’il aurait dû tirer les conséquences qui s’imposaient de cette affaire un peu plus rapidement. »
Que va-t-il désormais se passer, selon vous ? Plusieurs scénarios sont possibles. Le premier est celui souhaité par Petr Nečas lui-même, à savoir la poursuite de la coalition tripartite actuelle. Pensez-vous cela possible ? Et quels sont les autres cas de figure envisageables ?« C’est possible, mais pas forcément très probable. Je pense effectivement que le président de la République souhaitera mettre son grain de sel dans tout cela. Il me paraît peu probable que Miloš Zeman accepte ce genre d’arrangement et ne cherche pas à influencer la composition de la coalition, par exemple, ou qu’il ne sorte pas un nom tout à fait différent pour une nomination au poste de Premier ministre. C’est lui qui est maintenant au centre du jeu et je pense qu’il ne laissera pas passer cette occasion de s’imposer. »
Plus concrètement, qu’est-ce que cela signifie ?
« J’hésite entre deux scénarios. Le premier où Miloš Zeman jouera le jeu à moitié, c’est-à-dire qu’il acceptera qu’il y ait une majorité autour de la majorité actuelle qui se constitue, tout en imposant des choix de personnes, à commencer par celle du Premier ministre mais aussi peut-être au niveau des ministères de sorte à avoir un gouvernement quand même assez fortement marqué par son influence. Et puis le second où il préfèrera franchement un jeu de conflits avec un positionnement de confrontation avec la majorité sortante en essayant d’imposer un candidat qui irait chercher un soutien par-dessus les clivages gauche – droite ou quelque chose dans ce style-là, voire même le fait qu’il spécule sur le fait que ce sera un gouvernement qui ne gagnera pas la confiance de la Chambre des députés, mais qui du coup gouvernera en démission, s’occupera des affaires courantes comme on l’a déjà vu parfois dans le passé, lors des gouvernements Topolánek notamment. »Peut-on envisager un gouvernement de technocrates ?
« C’est aussi une option possible, tout à fait compatible avec le deuxième scénario que j’ai esquissé. Tout dépend aussi de ce qui est la vraie question aujourd’hui, et c’est là précisément que se trouve la limite du pouvoir du président, à savoir les négociations entre les partis politiques représentés au sein du Parlement pour des élections anticipées. Il pourrait y avoir un accord des partis politiques, justement pour ne pas donner un champ trop large au président de la République, afin de procéder rapidement à une dissolution, à un raccourcissement du mandat de la Chambre des députés, et se retrouver ainsi plus rapidement dans une situation que l’on pourra imaginer à long terme, parce que là, on ne parle que de solutions transitoires. »
Vous avez évoqué la possibilité d’élections législatives anticipées. C’est ce que souhaite logiquement l’opposition sociale-démocrate, en tête dans les sondages depuis plusieurs mois. Mais est-ce aussi dans l’intérêt des partis qui forment la coalition, dont les préférences et les intentions de vote sont actuellement très basses ?
« Je crois que ça peut être un peu tentant pour TOP 09, même si ce n’est pas forcément évident pour eux. Toutefois, dans l’optique de devenir le premier parti d’opposition et reprendre un peu le témoin du plus gros parti du centre-droit, je dirais que c’est maintenant ou jamais. Cela peut donc être intéressant pour eux, d’autant plus que leur capital politique tient beaucoup à la personnalité de Karel Schwarzenberg, et plus proches ces élections seront de sa campagne présidentielle plutôt réussie, mieux ça peut être pour TOP 09. C’est pourquoi je ne suis pas du tout certain que ce parti soit foncièrement contre des élections qui arriveraient rapidement. Après, évidemment, pour l’ODS, c’est catastrophique, mais vu l’état dans lequel est l’ODS aujourd’hui et vu la répartition des forces au sein du Parlement, ce n’est pas sûr que l’ODS soit en mesure d’empêcher un tel scénario. Après, il y a aussi le petit parti Lidem qui a probablement tout à perdre dans des élections anticipées, mais là encore, c’est une quantité et une force plutôt négligeables. »Vous êtes politologue tchèque actuellement en France. Plus généralement, que vous inspire cette affaire depuis son éclatement jeudi dernier ? On a parlé du plus gros scandale de ces vingt dernières années en République tchèque. Est-ce bien le cas et l’opération menée par la police était-elle justifiée ou alors trop théâtrale ?
« J’attends de voir. S’il ne s’agit que du sommet de l’iceberg et que l’on découvre petit à petit l’ensemble de cet iceberg, il faudra tirer son chapeau à la police et aux personnes qui sont à l’origine de cette affaire. Mais si on s’en arrête là, il y aura alors un arrière-goût un peu bizarre. C’est vrai que ce que l’on sait déjà est grave et justifie effectivement la démission du Premier ministre dans la mesure où, visiblement, il a fait une confiance totale à une personne (Jana Nagyová, la directrice de son cabinet, ndlr) qui ne la méritait pas et qui a commis un abus de pouvoir. Petr Nečas n’a pas su gérer cela. Donc, oui, c’est grave en soi. Maintenant, si on nous dit que c’est deux ans de travail et 200 à 300 enquêteurs, on s’attend quand même à des choses un peu plus substantielles qui aillent au cœur de ce qui, à mon avis, mine la confiance dans les institutions démocratiques en République tchèque, à savoir toute cette nébuleuse d’intérêts mélangés entre le monde politique et une partie du monde économique, tous ces ‘entrepreneurs politiques’, tous ces lobbyistes très influents qui sont liés à des affaires très douteuses avec des soupçons graves concernant des détournements de fonds publics dans des proportions colossales, etc. C’est ça le vrai sujet ! Si on se trouve dans une entrée en matière qui va nous permettre d’aborder ce sujet-là et d’établir effectivement des responsabilités dans des affaires de ce type-là, c’est excellent. C’est quelque chose de très sain pour le pays. Maintenant, si cela s’arrête avec la démission du Premier ministre, le gouvernement s’arrangera pour mettre la police au pas et ce sera embêtant. Ca me fait un peu penser à l’affaire Srba* où on a condamné une personne pour des faits assez bizarres et un peu décalés, un peu fous, alors que tout le monde savait que derrière ce personnage de Srba et son entourage, il y avait des choses beaucoup plus graves qui n’ont toutefois jamais réellement fait l’objet d’une enquête et encore moins d’un procès. J’espère donc que l’on n’est pas dans ce scénario-là et que madame Nagyová n’est pas juste la nouvelle Srba de la droite des années 2010. » *Karel Srba est un ancien haut responsable du ministère des Affaires étrangères. Mis en cause dans une série d’articles publiés au début des années 2000 pour des détournements de fonds lorsqu’il était secrétaire général du ministère, Karel Srba avait été condamné à douze ans de prison ferme après avoir été reconnu coupable d’avoir commandité la tentative (avortée) d’assassinat de la journaliste d’investigation auteur des articles. Il a été remis en liberté conditionnelle en 2010. L’affaire, qui avait fait grand bruit au moment de son éclatement, avait illustré les dérives délictueuses des mondes économique et politique ainsi qu'une corruption endémique.