'Les invisibles' : Monique Isselé à Jeden svět, témoignage d'une ancienne Gouine rouge

Photo: Ad Vitam

Projeté dans le cadre du festival du film documentaire Jeden svět, consacré pour sa quinzième édition aux ressorts de la discrimination et du racisme, le documentaire Les invisibles de Sébastien Lifshitz offre une remarquable plongée dans le quotidien de personnes homosexuelles durant les Trente glorieuses. Le réalisateur met en scène les témoignages d’hommes et de femmes, tous âgés de plus de 65 ans, qui décrivent leurs expériences personnelles, leurs bonheurs et leurs difficultés dans une société hétérosexuelle. Retraitée de l’Education nationale, Monique Isselé est l’une des protagonistes de ce film. Elle était présente à Prague pour répondre aux questions des spectateurs tchèques, lesquels semblent avoir été particulièrement admiratifs du courage de ces personnes ayant choisi de sortir de l’ombre. Monique Isselé s’est confiée au micro de Radio Prague au cours d’un roboratif entretien.

Monique Isselé,  photo: Jeden svět
« J’ai encore un pied dans le monde homosexuel et j’ai été présentée à Sébastien Lifshitz par ce monde là, comme quelqu’un qui avait l’âge qui correspondait aux témoignages qu’il attendait et qui était volontaire pour évoquer ces années-là. Donc on a fait affaire en fait. Ce qui était essentiel pour lui, c’était d’avoir des images de jeunesse – je n’en ai pas beaucoup mais j’en ai un peu, et surtout de ne pas avoir peur de la caméra et d’avoir un discours libéré. Et chacun de nous a eu en effet un discours étonnamment libéré, même moi ! »

On a justement l’impression de bien vous connaître, d’être presque intime avec vous puisqu’on apprend des choses sur votre vie sexuelle, sur votre vie sentimentale. On dirait presque que vous connaissez le réalisateur depuis longtemps…

« Pas du tout ! A la vérité, le film était destiné aux cinémas d’arts et d’essais. Sébastien nous avait présenté le film comme un documentaire, un film d’auteur, qui serait diffusé dans les salles d’arts et d’essais. On a été très surpris d’avoir été sélectionné à Cannes parce que là-bas c’est le gros marché. Les gens ont vu le film et ils l’ont gardé pour le festival. Il a plu ce film ! On ne s’y attendait pas parce que nous avons tout de même un discours étonnamment libéré ! »

Qu’est-ce que vous avez pensé du nom du film ‘Les invisibles’ ? Est-ce que cela correspond à l’expérience que vous avez vécue ?

Photo: Ad Vitam
« Cela correspond. « Invisible » parce vieux et « invisible » parce qu’homo. Vieux et homo, alors là, c’est totalement invisible. Et je l’étais devenue, invisible… L’homosexualité, on se l’imagine dans la sexualité… débridée des homos garçons. Or cela peut être vrai dans la jeunesse, après on voit les couples. Le réalisateur Sébastien Lifshitz a dit qu’il avait beaucoup appris, d’abord parce qu’il y a des couples homos ! C’est que j’ai des exemples de filles qui vivent ensemble depuis trente ans. »

Dans votre témoignage, il y a la question tout le temps du rapport à la norme hétérosexuelle et le fait que vous ayez dû vous positionner par rapport à cette norme, voire vous y opposer…

« Oui, nous avions à défendre notre identité. Moi personnellement – chacun de nous va avoir un discours différent – je sais que j’ai quelque part une avance sur tous les autres qui ont montré le problème qu’ils avaient avec eux-mêmes. Dieu sait si on a entendu des phrases du type « J’ai perdu quinze ans de ma vie », « Je regardais les garçons, je ne pouvais pas… » ou encore « Je ne suis pas pédé quand même ! » Je n’ai pas connu ça moi ! Non moi, pendant longtemps, c’était normal donc quand je suis apparue dans la société, j’ai pu faire part de ce que je pensais être quelque chose de normal. J’ai compris que cela posait un problème et j’ai dû continuer ce schéma, d’être bien dans ma peau, de l’afficher en tout cas… »

Vous racontez qu’au début vous essayez des looks un peu garçonne pour pouvoir approcher les autres filles…

« Oui, ça c’est amusant. Bien sûr, on voit les photos car j’ai compris que pour séduire les filles, il fallait quand même un peu ressembler aux garçons, parce que les filles sont en général tournées vers les garçons. Je me souviens de cette époque, j’avais vingt ans. Tout est dit dans le film car c’est très spontanément que nous avons parlés à Sébastien Lifshitz. Il inspirait la vérité. Il était dans une écoute, dans une recherche de quelque chose qu’il allait transmettre pour les autres. On parlait à un homme et en vérité on parlait à un cinéaste. Et c’est ça, moi j’avais cette avance par rapport à ce que j’ai vu des autres et ce que je connaissais. C’est pourquoi je me de me suis présentée comme quelqu’un qui n’avait pas de problème, parce que je n’en avais pas. »

Justement, il y a une anecdote qui illustre comment vous vous accommodiez très bien d’être en marge de la norme. Vous refusiez d’aller chez la mère d’une de vos petites copines parce que contrairement à votre mère, celle-ci acceptait que sa fille ramène ses amantes à la maison…

'Les invisibles',  photo: Ad Vitam
« Je vais expliquer. A cette époque, ma mère était très angoissée et redoutait un avenir incertain pour son enfant. D’abord pas de mari : c’était un temps où l’homme avait sa place, il faisait des enfants aux femmes et rapportait la nourriture… c’était cette époque. Et moi, qu’est-ce que j’allais devenir ? Et sans enfant en plus… C’était un avenir tout à fait inquiétant pour elle et sa peur était en plus que je disparaisse dans un ghetto. A l’époque, quand on était lesbienne, on ne vivait pas dehors… Il n’y a que moi qui de temps en temps pouvait l’affirmer mais on dormait, on mangeait, on draguait dans des caves. On était caché et le risque quand on a vingt ans, c’est de disparaître dans le ghetto. Et je suis reconnaissante à ma mère, par ses propos, en disant quelque part « ce n’est pas normal », de m’avoir maintenu dans un monde qui n’était pas si facile pour moi. L’explication est là : je n’aimais pas les mères qui étaient d’accord, j’avais besoin de cette mère là. »

Finalement, vous étiez bien dans cette société hétérosexuelle peut-être parce qu’elle vous permettait d’être une marginale, en quelque sorte, ou en tout cas une rebelle…

« On ne peut pas dire le contraire. On peut dire cela comme ça : cela me permettait d’être une rebelle, de me manifester sur ce plan là. Cela ne m’a pas empêché d’avoir d’autres luttes, du genre le Larzac. La guerre d’Algérie dans les rues de Paris dans les années 1960, je l’ai connue. Et puis le Larzac et puis 1968, et à ce moment-là ce n’était pas en tant qu’homosexuelle. J’étais reliée au monde de la vérité, au monde de la justice. »

Dans le film, vous racontez que vous avez été assez radicale et que vous avez fait partie du groupe des « Gouines rouges »…

« Il fallait un courage ! S’approprier l’insulte suprême, les gouines, et dire : ‘Oui et alors ? Gouine !’ Allons-y ! Rouge ! La lutte va commencer ! Gouine ! Quand j’y pense ! Ca n’a plus de sens maintenant mais ça en avait du sens. On a été écouté. Nous avons fait beaucoup d’actions, nous n’étions pas très nombreuses mais très radicales. Par exemple, nous n’étions pas féministes. Ce que nous reprochions aux femmes, c’est de ne pas se libérer par rapport au pouvoir masculin, d’être cramponnées comme des collabos au pouvoir. Libérez-vous ! Nous, on a pas la bague au doigt ! Alors maintenant il y a le mariage pour tous. A notre époque, c’était inenvisageable. Notre force était d’être libre. »

Comment voyez-vous le mariage pour tous aujourd’hui ?

'Les invisibles',  photo: Ad Vitam
« Bien sûr, je le respecte complètement. J’ai fait beaucoup de débat en province. Partout, j’ai vu les mêmes jeunes. C’est leur combat. Le ‘comme tout le monde’ plutôt que d’être traité de ‘sale pédé’ : c’est sans doute plus confortable mais c’est illusoire. Le combat ne va pas s’arrêter à la bague au doigt. Attention, ce serait grave car on n’a convaincu personne que c’était normal. Cela reste ‘pas normal’ mais on ne dit plus ‘sale pédé’, au contraire on dit ‘les gays’. On en connaît tous, dans toutes les familles mais pas dans la nôtre. On a tous des amis gays, on les aime bien, on n’est pas du même bord. Le boulot qu’il reste à faire, il est à faire par la société. Pourquoi ce cirque ? Alors que c’est une sexualité qui pourrait être un plus, c’est une sexualité humaine qui n’est rien d’autre que cela.

Les homos, pour l’instant, qu’est ce qu’ils font ? D’abord ils ne sont pas tous dans le quartier du Marais. A Pithiviers, à Lisieux, je ne sais où, ils sont encore à frôler les murs. Ils ne se font pas connaître et quand ils viennent voir ce film avec un débat en plus, ils ne lèvent pas facilement la main pour poser des questions. Donc, ce n’est pas partout la même chose. »

Le réalisateur Sébastien Lifshitz dit que les femmes avaient un double combat à mener, en tant que femme et en tant que lesbienne…

« Bien sûr il a raison. Mais en même temps, les hommes étaient horriblement réprimés. Il y en a qui ont créé le FHAR (le Front homosexuel d’action révolutionnaire), certains que j’ai connus. Il n’y avait pas de femme. Et un journaliste de France culture m’a posé une question intéressante qui m’a laissé interdite. Il a demandé pourquoi nous ne nous mélangions pas. D’abord, nous ne sommes pas pareils et puis les garçons ont eu pignon sur rue. Les femmes n’ont pas le verbe si facile, on ne les écoute pas. Il y a des extraits dans le film avec les débuts de la Gay Pride. C’est pathétique, il faut se rendre compte le courage qu’il fallait pour être en jupette, cette provocation ! Nous, nous n’avions rien à faire là avec cette mode là, ce ne sont pas les mêmes choses. »

'Les invisibles',  photo: Ad Vitam
Pour revenir au témoignage que vous donnez dans ce film. Vous parlez à un moment de la transition difficile qui survient à 50 ans quand vous n’avez plus la possibilité de séduire par le corps.

« Ah oui ce blues ! »

Vous vous questionnez sur ce qui va se passer ensuite et vous dites finalement avoir été apaisée mais on n’apprend pas pourquoi dans le film…

« Je le dis mais c’est coupé ! Je suis obligée de le dire oralement maintenant ! En effet, je me souviens bien de cette époque où j’ai eu quelques tristesses et même quelques années de retrait par rapport aux plaisirs de la vie. On se demande ce qu’il y a après. Je l’ai su ensuite, cette énergie est déplaçable. En plus, les amours, les désirs prennent beaucoup de temps, de joie, de souffrance. Et voilà tout à coup que là-dessus on est apaisé, c’est normal et je ne savais pas comment cela allait se transformer, ni quand. Eh bien oui ! Je lis beaucoup, j’aime les gens, je suis toujours occupée à autre chose qu’à ce qui m’intéressait tant, c’est-à-dire la séduction. Et puis, je ne me fais plus d’illusion, je n’ai plus le même corps à offrir. Pour moi, la relation homosexuelle – hétérosexuelle je ne sais pas – c’est l’échange. J’avais à donner. Je n’ai plus le même corps. Je vois toujours les autres mais moi je n’ai pas cette possibilité d’échange. Donc j’ai basculé sur d’autres passions ! »