Alain Soubigou : « Cette élection a été saturée par l’histoire »
La première élection du président de la République tchèque au suffrage universel a vu l’ancien premier ministre social-démocrate Miloš Zeman l’emporter assez largement sur son adversaire conservateur Karel Schwarzenberg. Peu après la publication des résultats samedi dernier, l’historien Alain Soubigou, spécialiste de l’Europe centrale et plus particulièrement de Tomáš Garrigue Masaryk, le premier président de la Tchécoslovaquie indépendante, a eu la gentillesse d’accorder un entretien à Radio Prague. Il offre quelques éclaircissements sur les déterminismes historiques de ce scrutin.
L’habileté de Miloš Zeman s’est exprimée dans l’entre-deux tours. On l’a vu assez agressif à l’encontre de Karel Schwarzenberg, ranimant les blessures du passé puisqu’il l’a attaqué sur les décrets Beneš, qui ont expulsé les populations allemandes de Tchécoslovaquie au lendemain de la seconde guerre mondiale. Karel Schwarzenberg a déclaré qu’il s’agirait aujourd’hui d’un crime de guerre susceptible d’être jugé à la Cour pénale internationale. Que révèle cette polémique sur le rapport des Tchèques à leur passé ? Est-ce que vous pensez qu’elle a eu un impact important auprès de l’opinion publique ?
« Que Miloš Zeman lance des peaux de banane, c’est la logique démocratique. Que des seconds couteaux aux côtés de Miloš Zeman, plus que des peaux de banane, aient jeté des boules puantes à l’encontre de Karel Schwarzenberg, ça fait malheureusement partie aussi de la compétition démocratique. Je crois que sur le chapitre notamment des décrets Beneš, Karel Schwarzenberg, peut-être au nom d’une conception de la démocratie qui l’honore, s’est mis tout seul en difficulté. Le choix de mettre en cause la position juridique d’un ancien président, en l’occurrence Edvard Beneš, a été perçu par les électeurs tchèques comme assez maladroit. On ne fait pas une campagne en démolissant ou en mettant en cause des prédécesseurs et je pense que Miloš Zeman devra aussi faire attention à cela lorsqu’il sera aux affaires au Château de Prague.
Quant au rapport à l’histoire, je crois que cette élection a été, plus qu’aucune autre dans aucun pays d’Europe centrale, saturée par l’histoire. D’abord, il faut toujours se souvenir qu’il existe un effet, voire même un ‘syndrome Pompidou’ : après un grand président, à l’échelle de De Gaulle par exemple, il est très difficile d’exister politiquement pour le président suivant. Sur le champ politique tchèque, succéder très lointainement à Tomáš Garrigue Masaryk (le premier président de la République tchécoslovaque indépendant, ndlr), plus proche succéder à Václav Havel, à ces présidents charismatiques, est forcément très difficile.Deuxième paramètre, le poids des épisodes historiques a beaucoup joué dans cette élection. C’est d’abord l’année 1968 (année du Printemps de Prague) ; on a demandé aux neufs candidats du premier tour ce qu’ils faisaient en 1968 et ceux d’entre eux qui avaient éventuellement trempé dans le parti communiste, même brièvement, c’est le cas de Miloš Zeman entre 1968 et 1970, risquaient d’être salis. On leur a demandé ce qu’ils faisaient en 1989 (année de la Révolution de velours), on a demandé à Karel Schwarzenberg ce qu’il faisait avant 1989 et on lui a tenu comme un défaut le fait qu’il ne soit pas dans le pays avant 1989, et ce pour la bonne raison qu’il était en exil en Autriche.
Troisième paramètre historique qui a pesé sur cette élection, c’est l’effacement de la dissidence. La Charte 77 et les dissidents qui ont beaucoup pesé dans les années 1990 à l’époque de Václav Havel président et qui ont vu leur influence régresser. Au premier tour, ils ont essayé de jouer à travers une pétition qui a été diffusée par des proches de l’ancien président Havel et au second tour, on se rend compte que le choix qu’ils ont fait du côté de Karel Schwarzenberg a été défait. Donc là il y a un troisième paramètre, celui de l’effacement, peut-être irréversible, de la dissidence dans le jeu politique.
Il y a d’autres arguments historiques qui jouent dans cette élection. Miloš Zeman était un candidat socialiste, social-démocrate, certes très indépendant du parti social-démocrate, et la social-démocratie bénéficie d’une tradition historique authentique dans le pays, bien avant l’époque communisme, dans l’entre-deux guerres et puis même au-delà dès la fin du XIXe siècle pour la bonne raison que, avant de subir un communisme importé, la Bohême et la Moravie, puis la Tchécoslovaquie et enfin la République tchèque, ont toujours compté une classe ouvrière importante, on disait autrefois un prolétariat, dans lequel la social-démocratie historique a trouvé ses ressources. Même si Miloš Zeman ne coïncide pas tout à fait puisqu’il a dû au premier tour se débarrasser du candidat social-démocrate officiel, Jiří Dienstbier junior, il peut se rattacher à cette longue tradition. De l’autre côté, Karel Schwarzenberg est issu d’une très grande famille princière qui a été au service de l’Autriche puis de l’Autriche-Hongrie au XVIIe siècle. Cela lui donne un atout, c’est-à-dire une grande conscience du rôle de président. Mais inversement, on lui a reproché de représenter des intérêts pas foncièrement tchèques. J’ai l’impression que c’est une accusation assez injuste mais elle a pu porter auprès des électeurs. »Est-ce que cette élection n’a pas illustré cette fracture sociale, générationnelle, géographique entre des élites urbanisées, des jeunes anti-communistes et de droite qui se réclament justement plutôt de la dissidence et une partie de la population plus rurale et les classes populaires ?
« Tout à fait, la carte électorale, déjà au terme du premier tour, était nette. Miloš Zeman a puisé ses électeurs dans les campagnes et les petites villes et Karel Schwarzenberg plutôt dans les grandes villes. D’autre part, il y a une césure par âge. Karel Schwarzenberg, malgré son âge, 75 ans (contre 68 ans), a réussi à séduire dans les milieux jeunes, de droite et conservateurs mais pas seulement. Il y a toute une série de milieux jeunes qui se sont retrouvés dans les idéaux de non-corruption, de la dissidence, qui ont pu voter pour Karel Schwarzenberg aussi comme représentant, même si ce n’est pas totalement vrai, ‘d’une politique non politique’, comme disait Masaryk autrefois et comme l’a repris ensuite Havel. Ils ont pu voter pour une espèce d’outsider de la politique, ce qu’il n’est pas tout à fait non plus. »C’est la première élection présidentielle au suffrage universel direct. La République tchèque n’a pas une grande culture politique de ce scrutin, la culture politique d’élire une personnalité plutôt qu’une liste électorale. Quel bilan vous pouvez faire de cette première expérience ?
« Je crois que c’est un signe de maturité de la démocratie tchèque de s’offrir le suffrage universel qui était censé mobiliser. Cela dit, il faut reconnaître qu’avec 61% de participation au premier tour, 59% au second tour, ce pari n’est pas complètement rempli. Masaryk disait que la démocratie, c’est la discussion. Il y a un travail pédagogique à élaborer par les hommes politiques de premier plan. Malgré leurs différences, leurs dissemblances, Miloš Zeman et Karel Schwarzenberg ont bien animé le débat et même s’il y a eu des ouvertures un peu instrumentalisées de l’histoire, il y a eu quand même un travail pour essayer de mobiliser les électeurs. »Quel bilan on peut tirer de la présidence de dix ans de Václav Klaus ? Est-ce qu’il s’est inscrit dans l’histoire longue des fonctions présidentielles de ce pays ?
« Je serais très prudent pour évaluer l’apport historique de Václav Klaus. Comme historien je n’ai pas encore eu accès aux archives. Il y a toute une série de prises de position dont on ne connaît pas toujours les dessous. Il faut parfois un petit de temps pour comprendre le poids, la portée d’une présidence. Mais ici le syndrome Pompidou, je crois, joue à plein. Après Václav Havel, il est difficile d’exister politiquement et donc il y a un démarquage presque systématique à l’égard des prises de positions de Václav Havel. Il faut voir l’aspect systémique des prises de positions de Václav Klaus. »