Jean-Michel Guenassia : « J’ai l’impression d’avoir vécu à Prague » (I)
L’écrivain français Jean-Michel Guenassia était à Prague fin novembre 2012, à l’occasion de la sortie aux éditions Argo de son roman Le club des incorrigibles optimistes. Cet ouvrage précède son tout dernier roman sorti en France chez Gallimard, intitulé La vie rêvée d’Ernesto G., vaste épopée d’un siècle retraçant la vie d’un certain Joseph Kaplan, médecin tchèque d’origine juive de 1910 à 2010, de Prague à Paris, en passant par Alger, puis de retour à Prague. Ce dernier opus devrait également paraître en tchèque. Rencontre avec Jean-Michel Guenassia pour cette première partie d’entretien.
« Peut-être un tropisme vers l’Est, une attirance vers ces terres d’histoire tourmentée au cours de ce siècle, ces terres de culture, d’émotions aussi. Et puis aussi parce que les histoires que je voulais raconter passaient par là. J’ai suivi le chemin. »
Justement, La vie rêvée d’Ernesto G., c’est une odyssée sur tout un siècle. C’est l’histoire d’un médecin juif, pragois, Joseph Kaplan, qui de Prague à Alger, en passant par Paris connaît tous les bouleversements de l’histoire : l’entre-deux-guerres, la seconde guerre mondiale en Algérie, puis la période communiste en Tchécoslovaquie après 1948. Comment est née l’idée de ce roman et de ce personnage ?
« Il y avait deux idées de départ. Je suis un auteur qui aime bien raconter des histoires un peu foisonnantes, avec beaucoup d’intrigues. Depuis Le club des incorrigibles optimistes, j’avais envie de raconter l’histoire d’un homme qui aurait pu être un membre du club s’il s’était sauvé. Le club des incorrigibles optimistes, c’est un groupe de réfugiés d’Europe de l’Est qui sont à Paris et dont je raconte l’histoire à travers un jeune Parisien. »C’est le personnage de Michel…
« Oui. Donc l’idée, c’était de raconter l’histoire de quelqu’un qui aurait pu être membre du club, mais qui finalement ne s’est pas sauvé. Je ne sais pas pourquoi, mais j’avais envie de raconter l’histoire du siècle. L’histoire de Joseph Kaplan, c’est celle d’un homme qui naît en 1910, il a donc le même âge qu’Igor ou Sacha dans le Club. Le roman s’arrête en 2010 quand il fête son centième anniversaire à Prague. C’était l’envie de raconter l’histoire d’un homme qui traverse le siècle, avec tous ses rebondissements. Je me posais beaucoup de questions sur la construction du roman, quand je suis tombé sur cette anecdote qui rapporte la venue d’Ernesto Che Guevara à Prague où il a vécu de mars à juillet 1966, un an avant sa mort en Bolivie en octobre 1967. Personne aujourd’hui ne sait pourquoi il est venu à Prague et ce qu’il a pu y faire pendant quatre mois. Surtout à une période où le pays est dirigé par les staliniens, Novotny. C’est la StB, et donc le KGB, qui domine et dirige tout. Tout est verrouillé : on sait que Guevara s’entendait extrêmement mal avec les Soviétiques. »
C’est d’ailleurs ce que vous laissez transparaître dans votre roman…
« Il les détestait depuis l’épisode des fusées russes de Cuba. Il pensait qu’ils avaient trahi la cause ouvrière. Que vient-il donc faire à Prague ? Il est gravement malade. Le climat de Prague n’est pas du tout adapté à quelqu’un qui a le paludisme, de l’asthme. Il n’a donc rien à y faire, surtout pas à la fin de l’hiver. On ne sait donc pas. Quand les archives ont été ouvertes en 1996, on a cherché : il n’y a pas de dossier Guevara. Il a probablement été détruit. Il y en a peut-être un à Moscou ou à Cuba, mais on n’y a pas accès. Il y a donc un mystère qui intrigue l’écrivain… J’ai donc imaginé un autre homme, pas du tout le guerrier triomphant, glorieux, mais un homme qui doute qui ne sait pas encore qu’il n’arrivera pas à 40 ans. Il fait le bilan de sa vie, il est plein d’hésitations. Il se demande s’il a fait les bons choix. »En plus, Guevara sort d’un échec puisqu’il vient d’Afrique où ça s’est très mal passé.
« La guérilla africaine a été un échec terrible. Il se pose des questions et va rencontrer l’homme qu’il va rencontrer l’homme qu’il aurait pu être : un médecin qui soigne… »
Il faut rappeler que Che Guevara était lui-même médecin.
« Il avait en effet un diplôme de médecin qu’il n’a jamais utilisé. Il va rencontrer ce Joseph Kaplan qui, à cette époque de sa vie, dirige un sanatorium en Bohême. »
Joseph Kaplan est aussi dans une phase particulière de sa vie. Il a plus ou moins choisi de s’éloigner de Prague…
« Oui, pour s’éloigner de la direction communiste. Il a opté pour cette solution-là. Il va donc rencontrer l’homme qu’il aurait pu être. Il se dit qu’après tout, pour changer le monde, ça ne sert à rien de prendre un fusil, mais que peut-être on peut le faire en soignant les autres, en les aidant, en les aimant. Il va rencontrer une femme qu’il va aimer, qui va guérir sa colère. Sauf que les dieux qui commandent à nos vies et à la sienne vont en décider autrement. Le roman propose une explication à la mort de Che Guevara. »
Evidemment, on ne va pas tout révéler du roman. Votre roman est extrêmement bien documenté, on a l’impression que vous avez vécu à Prague un certaine période. On se laisse vraiment emporter par cette odyssée. Vous me disiez pourtant hors micro, que vous n’aviez jusqu’à ce séjour, jamais mis les pieds à Prague…
« Je dois faire partie de ces gens qu’on appelle les ‘voyageurs immobiles’. Il y a une anecdote qui m’a toujours amusé : il y avait à Paris un journal qui s’appelait Paris-Jour, un grand directeur de journal, Pierre Lazareff, et un grand écrivain, Blaise Cendrars, qui avait écrit des articles sur le Transsibérien qui avaient eu un énorme retentissement. Un jour Lazareff dit à Blaise Cendrars : ‘C’est bizarre, je ne sais pas quand tu es allé en Union soviétique, je n’ai pas vu une seule note de frais pour ces voyages, alors explique-moi’. Et Blaise Cendrars lui répond : ‘Qu’est-ce ça peut te foutre si tout le monde a voyagé ?’ En réalité, tout le monde a voyagé. Moi j’ai voyagé dans ma vie grâce à des films par exemple. J’ai revu un film magique, qui me fait pleurer, ‘Les amours d’une blonde’ de Milos Forman. C’est un film extraordinaire. Et il y a cette ambiance si particulière, quelque chose de charnel dans l’air. Il y a ce qui est à l’écran et ce qui est derrière, ce qu’on devine entre les personnages, entre les séquences. Il y a aussi toute la littérature tchèque qui m’a nourri. Oui, j’ai l’impression d’avoir vécu ici, je m’y sens chez moi. C’est quelque chose de relativement familier. »Suite et fin de cet entretien la semaine prochaine.