L'Épopée slave, le regard singulier d'Alfons Mucha sur l'histoire des peuples slaves I
Depuis mai 2012, l’Épopée slave, l’œuvre majeure d’Alfons Mucha, un des maîtres de l’Art nouveau en peinture, est de nouveau exposée à Prague, au Palais des foires (Veletržní palác en tchèque). Kateřina Průšová est lectrice à la Galerie nationale de la ville de Prague et enseigne l’histoire de l’Art à l’Université anglo-américaine. Et c’est avec une grande gentillesse qu’elle a accepté d’être notre guide pour nous faire découvrir ce cycle de vingt tableaux, qui illustre la vision très personnelle de Mucha sur l’histoire des peuples slaves. Elle nous donne aujourd’hui quelques clefs pour comprendre cette œuvre avant de se lancer à corps perdu dans la visite…
Au début du XXe siècle, la peinture cherche de nouveaux terrains d’expression et l’œuvre de Mucha semble tout droit sortir du siècle passé. Elle est critiquée de toute part et également par les historiens, qui lui reprochent, on le verra, d’avoir une conception très personnelle de l’histoire des Slaves. Toutes ces critiques étonnent Mucha, alors qu’il avait annoncé vouloir faire don de son œuvre à la ville de Prague :
« Mucha était très surpris finalement parce qu’il pensait que Prague allait accepter son don les bras ouverts. Il était très ami avec les deux architectes de la maison municipale Antonín Balšánek et Osvald Polívka. Il a peint gratuitement la Salle du maire de Prague à la Maison municipale, ce qui a été très critiqué déjà à l’époque. Et ces deux architectes prévoyaient la construction à Petřín d’un pavillon pour accueillir l’Epopée slave. Mais il y avait une telle critique de tous les artistes et du public que ce pavillon n’a pas été construit. Il y avait selon ces gens des artistes et des collections qui avaient autrement plus besoin de locaux. »La ville de Moravský Krumlov en Moravie du Sud, a exposé l’Epopée slave de 1963 à 2011 et conteste le transfert des toiles à Prague au motif que le fameux pavillon n’a jamais vu le jour. Or, c’était la condition posée par Mucha en échange de son don. Mais pour Kateřina Průšová, cette polémique n’a pas lieu d’être :
« De toute façon, ces toiles ont été offertes à Prague par Mucha. Il a peint gratuitement mais a trouvé un mécène américain Charles Richard Crane qui lui a payé ses dépenses parce qu’il a dû beaucoup voyager. Il est allé en Grèce, il est allé en Russie, à Moscou pour s’imbiber de l’atmosphère. Il s’est bien sûr fait payer les toiles, les couleurs mais son travail n’était pas rémunéré. »
Pourquoi Mucha a-t-il eu l’envie de peindre cette œuvre. S’agissait-il d’une tentative de réaffirmer les valeurs des Tchèques qui n’avaient pas encore de pays en 1914, une volonté d’exacerber le nationalisme slave ?
« Tout-à-fait, pour son travail il a consulté le futur président de la République tchécoslovaque Tomáš Garrigue Masaryk. Donc, ce dernier l’a beaucoup influencé et il est plus facile de comprendre son œuvre en lisant Masaryk plutôt que l’histoire tchèque car il ne choisit pas des sujets très typiques. Il a un choix très personnel des sujets des tableaux. Il souligne beaucoup la Réforme ou encore les Frères tchèques (Jednota bratrská). Il s’agissait de sujets de prédilection de Masaryk. Il considérait Jan Hus comme la personnalité la plus importante de l’histoire et Mucha l’utilise également alors qu’il évite de traiter les saints catholiques populaires comme saint Venceslas ou saint Jean de Népomucène. Il ne les traite pas du tout aussi parce que Masaryk, catholique à l’origine, s’est converti au protestantisme. Plus tard, il a souligné le rôle de l’Eglise hussite et Mucha a fait de même. Un autre élément très important dans ce cycle, c’est la franc-maçonnerie de Mucha. Donc pour comprendre ce cycle, il faut lire Masaryk et il faut s’intéresser aux Francs-maçons. Parce qu’il y a beaucoup de symboles maçonniques et d’ailleurs tout le monde à l’époque a critiqué cette œuvre à l’exception des Francs-maçons. »
C’est d’ailleurs son appartenance à la franc-maçonnerie qui le conduira à la mort puisqu’en juillet 1939, les nazis l’arrêtent à son domicile pour cette raison. Il décèdera quelques jours plus tard d’une pneumonie à l’âge de 78 ans.
Armés de ces quelques précisions, nous pouvons entamer la visite et ce qui surprend tout d’abord, c’est la relative complexité de la répartition des tableaux dans cette salle immense. Kateřina Průšová :« Le système de ces tableaux est assez compliqué même pour Mucha lui-même. Il y a dix tableaux consacrés à l’histoire tchèque, à l’histoire de la Bohême, et dix tableaux qui sont dédiés aux autres pays slaves. Même au sein de ce système, il y a d’autres systèmes religieux, historiques, etc. Les trois premiers tableaux forment une unité. Le premier tableau représente les Slaves dans leur ‘première patrie’, ‘les Slaves dans leur élément originel’. »
Une toile de huit mètres de largeur sur six mètre de hauteur pour une mise en scène très recherchée de l’esprit des premiers temps de l’âme slave. Kateřina Průšová nous la décrit :
« Dans ce premier tableau des Slaves dans leur élément originel, les Slaves sont représentés par deux personnages anonymes, un Adam et Eve des Slaves, qui regardent les spectateurs avec les yeux grands ouverts, terrifiés par tous les soldats qui arrivent pour les chasser de leur première patrie. On ne peut pas dire s’il s’agit d’un homme ou d’une femme, ou d’une mère avec son enfant. Cela reste ambigu. C’est qu’Alfons Mucha souhaitait : laisser un espace pour l’imagination. »Ce premier triptyque a pour but de nous introduire à la mythologie slave, et le deuxième tableau, foisonnant de personnages, nous présente le culte d’un dieu slave :
« Le second tableau, c’est la fête de Svantovít à Rujána. Rujána ou Rügen en allemand est une île qui se trouve en mer Baltique. C’est un évènement qui pourrait avoir eu lieu au XIIe siècle. A cette époque, cette île et son sanctuaire d’Arkona, ont résisté pendant très longtemps à la christianisation. Donc, on peut voir une très grande fête païenne, après la moisson, avec beaucoup de participants. Et dans la partie haute du tableau, il y a des personnages mythologiques et notamment Svantovít, le dieu à quatre têtes, le dieu des Slaves. Il est assis sur son cheval blanc et a une épée. Et ce Svantovít, toujours plutôt paisible pourtant, ce dieu des Slaves, est attaqué par Thor, un dieu germanique, et ses loups. Thor vient rompre la paix des Slaves et symbolise sans doute le roi danois Valdemar qui a attaqué Rujána au XIIe siècle et détruit le culte de Svantovít. »Kateřina Průšová poursuit :
« On a parlé de franc-maçonnerie avec Mucha. Certains éléments symbolisent la franc-maçonnerie dans ce tableau. Il y a ainsi un jeune homme qui se dédie à l’art en réalisant une idole où le symbole du Soleil grandit à partir de celui du cœur. Mucha oppose les Slaves qui se dédient à l’Art aux Germains destructeurs. »Elle tient également à faire remarquer les regards soutenus adressés par une mère et son enfant au spectateur. Comme souvent dans l’œuvre de Mucha, les personnages principaux ne sont pas mis en avant. Il s’agit pour lui d’insister sur le fait que ce sont les gens ordinaires qui sont les véritables acteurs de l’histoire. L’initiation à la liturgie slave se poursuit avec le dernier élément de ce triptyque.
« Donc ici le troisième tableau est une introduction à la liturgie slave. Il y a deux niveaux de réalité : les saints slaves dans la partie haute du tableau et l’évènement historique dans la partie basse. Ils sont différenciés par les couleurs également. Dans la partie basse, il y a Méthode qui lit la lettre du pape indiquant que la liturgie slave est à nouveau autorisée parce que la liturgie slave avait été interdite par le pape puis réintroduite ensuite. »Importance de la symbolique maçonnique, confrontation entre Slaves et Germains, imbrication du surnaturel et du réel, mise en scène des évènements historique, autant d’éléments que l’on retrouvera régulièrement dans la suite de la visite. Des éléments qui n’ont rien à voir avec une démarche scientifique de représentation de l’histoire, comme le confirme Kateřina Průšová :
« Donc, il serait impossible d’enseigner l’histoire à partir de ces tableaux. Ce n’est pas une illustration de l’histoire. Mucha fait plutôt une image de l’histoire car sa conception est plutôt de pénétrer à l’essence idéale de l’histoire et il ne s’agit pas de raconter l’histoire chronologiquement. »L’œuvre de Mucha attise cependant la curiosité sur cette histoire slave, relativement méconnue, et la richesse symbolique de l’œuvre ne laisse pas indifférent. Radio Prague vous propose de poursuivre cette visite dans la prochaine édition des Chapitres de l’histoire.