Un chapitre mal-aimé de l’histoire des arts plastique tchèques
La première décennie après la fin de la Deuxième Guerre mondiale en Tchécoslovaquie est une période marquée par un régime arbitraire. Le pays libéré en 1945 de l’occupant nazi ne jouit d’une liberté relative que deux ans et quelques mois. En février 1948, les communistes prennent le pouvoir et instaurent un régime imitant la dictature stalinienne. Tout doit se soumettre à la doctrine officielle, toute opinion indépendante devient trahison. C’est la peur qui couve sous l’optimisme affiché et ceux qui ne se soumettent pas aux nouvelles autorités sont bannis en marge de la société et risquent la prison voire la mort. Dans l’art, c’est la doctrine du réalisme socialiste qui est appliquée et il semble que l’art véritable cesse d’exister. Ce n’est qu’en 2010 qu’une exposition et un livre rendront justice à cette période en révélant que même pendant ce temps-là il existait en Tchécoslovaquie une culture indépendante, un art secret mais vigoureux qui évoluait librement malgré les impératifs politiques.
Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale le poète et collagiste Jiří Kolář décide d’écrire chaque jour tout au long d’une année un poème et un texte en prose. Ainsi voit le jour un recueil de poésies que le poète intitule « Dny v roce (Les jours de l’année) » et un recueil de proses, un journal personnel, intitulé « Roky v dnech (Les années dans les jours) ». Les deux livres retracent la période entre le 18 février 1946 et le 15 février 1947. Les poèmes ressemblent plutôt aux notes d’un observateur objectif et impartial. Pour souligner leur caractère documentaire l’auteur y ajoute la date exacte de leur création. Jiří Kolář réussit encore à faire publier le premier livre, « Les jours de l’année », mais le coup de Prague en 1948 empêchera la publication du second livre « Les années dans les jours » qui ne pourra paraître qu’en 1993 donc quatre ans après la chute du communisme. La commissaire Marie Klimešová explique quel est le rapport entre le journal de Jiří Kolář et le titre de l’exposition de la Bibliothèque municipale :
« C’est dans une certaine mesure une paraphrase du recueil de Jiří Kolář qui justement ne pouvait plus paraître en 1948. Le titre de ce recueil était pour moi la métaphore de toute cette exposition qui était basée dans une certaine mesure sur la méthode de certains artistes qui créaient comme s’ils écrivaient un journal intime. Souvent ils marquaient la date exacte de la création de leurs œuvres qui revêtaient pour eux une signification très autobiographique, très actuelle, la signification d’un journal. »Quelque six cents œuvres de la période 1945 et 1957 sont reproduites en couleurs dans le livre de Marie Klimešová, une monographie basée sur l’exposition de la Bibliothèque municipale qui jette une nouvelle lumière sur un chapitre de l’histoire des arts plastiques tchèques mais aussi sur toute une époque :
« Evidemment c’est une époque compliquée. Jusqu’à présent sa perception a été assez simpliste. On la percevait soit comme une époque où pratiquement rien ne se créait, soit comme une période pendant laquelle une certaine position dans les arts plastiques tchèques avait été occupée exclusivement par le groupe surréaliste dont la création mérite l’attention. »Le livre est divisé en trois parties et treize chapitres. La première partie évoque la période entre 1945 et 1947, le temps de la liberté retrouvée et des espoirs qui devaient être bientôt déçus. L’auteur décèle trois tendances principales dans les arts plastiques de cette période. La guerre, trop récente encore, se fait sentir dans des tableaux surréalistes de Toyen et des compositions abstraites de Vladimír Boudník. La réalité de l’après-guerre se reflète dans les œuvres pleines de signes et de symboles des peintres Karel Černý et Jan Zrzavý et finalement une tendance primitiviste s’impose dans les toiles d’Emil Filla et de Pavel Brázda.
La période totalitaire entre 1948 et 1956 apporte de nouveaux thèmes et de nouvelles tendances. C’est la peur omniprésente qui filtre à travers les toiles de Mikuláš Medek et stimule l’imagination de ce peintre inspiré par le surréalisme. D’autres artistes dont Emil Filla, Josef Šíma, Alén Diviš et Jan Zrzavý apportent une vision nouvelle, souvent sombre et menaçante, du paysage tchèque. Un autre groupe de peintres dont Václav Boštík explorent le thème de la mort tandis que les gravures de Bohuslav Reynek, paysages et motifs religieux de format modeste mais d’une rare profondeur, apportent une spiritualité et une sérénité réconfortantes. Le réalisme officiel fait, lui aussi, intrusion dans les œuvres de ces artistes de l’avant-garde, mais, comme c’est le cas des natures mortes d’Andreï Belocvetov, le réalisme de ces œuvres est dénaturé et devient instrument d’un message existentiel. C’est le visage humain qui fascine les artistes de cette période et les pousse à créer beaucoup de portraits et d’autoportraits. Marie Klimešová cherche une explication pour ce phénomène :« Je crois que c’est lié un peu avec l’aspect existentiel de cette époque parce que dans l’après-guerre les gens se posaient des questions pour savoir ce qu’ils étaient, ce qu’ils représentaient dans cette nouvelle époque. Ils s’examinaient beaucoup et cherchaient dans leurs visages les réponses à des questions existentielles. Sur ces portraits, ils ont presque tous une expression très coléreuse et très sévère. Quand ces portraits ont été réunis et exposés ensemble, je dois dire que cela m’a coupé le souffle. »La dernière partie du livre est consacré l’année 1957, année du XXe congrès du Parti communiste soviétique qui a déboulonné le culte stalinien et apporté un espoir de dégel idéologique et politique. Et l’auteur de constater que certains artistes d’avant-garde qui entrevoyaient, à ce moment-là, la possibilité de présenter leurs œuvres au public, ont adopté un style moins novateur et plus conformiste et se sont mis à pratiquer une espèce d’autocensure.
Dans les périodes ultérieures les historiens de l’art tchèques ont eu tendance à négliger et à sous-estimer la création artistique de la première décennie de l’après-guerre. Vu sous cette optique, les arts plastiques tchèques de ce temps-là se réduisaient aux œuvres d’une poignée des plus grands artistes. L’objectif de Marie Klimešová était cependant de démontrer qu’il serait erroné de réduire la création artistique de cette époque aux œuvres de quelques personnalités exceptionnelles :« Les autres auteurs dont Emil Filla, Jan Zrzavý, Alén Diviš, ont fait des expositions, bien sûr, mais il me semblait qu’ils étaient interprétés isolément, et souvent leur création d’après-guerre n’était perçue que comme un additif à leur création antérieure. Et je voulais ébranler d’une certaine façon tous ces stéréotypes et démontrer que même la création tardive de certaines grandes personnalités était, dans cette époque, très indépendante, très forte et que certains thèmes réunissaient même des artistes qui n’avaient rien en commun quant à leur approche des arts plastiques. »
Impossible de juger l’art d’une époque quand on ignore sa production artistique concrète. Marie Klimešová constate que les œuvres réunies pour l’exposition et reproduites dans le livre, à quelques exceptions près, étaient et sont normalement inaccessibles au public. Même les œuvres qui ne font pas partie des collections privées se trouvent dans les dépôts des musées et des galeries et le public ne les voit pratiquement jamais. Un aspect de plus qui rend le livre de Marie Klimešová indispensable à tous ceux qui s’intéressent aux artistes tchèques de la période entre 1945 et 1957 et aussi à l’évolution des arts plastiques tchèques au cours de toute la seconde moitié du XXe siècle.Rediffusion du 13/11/10