L’Abécédaire du socialisme réel, un livre qui rafraîchit notre mémoire
C’est une curieuse encyclopédie que la maison d’édition Avia Consultants propose aux lecteurs tchèques. Son auteur Jiří Pruša a réuni dans ce gros volume de 680 pages tous les mots se rapportant à la période du communisme en Tchécoslovaquie, c’est-à-dire la période entre 1948 et 1989. Le livre qui s’appelle Abeceda reálného socialismu - l’Abécédaire du socialisme réel, jette un regard lucide sur les différents aspects de cette époque qui semble aujourd’hui drôle et absurde et devient même incompréhensible pour les jeunes qui ne l’ont pas vécue. Même ceux qui ont encore en mémoire les aberrations du communisme s’amusent en lisant ce livre, mais souvent leur sourire se fige et cette lecture leur donne les frissons dans le dos.
Ceux qui ont vécu sous le socialisme et n’ont pas la mémoire courte se rappellent bien ces paradoxes, ces mensonges quotidiens dont la propagande officielle leur rabâchait les oreilles. Le socialisme réel était bien souvent irréel et beaucoup de ses aspects n’existaient que dans l’imagination des idéologues du régime qui s’inspiraient à Moscou. Les plus courageux qui osaient dire la vérité étaient réduits au silence, exclus de la société, emprisonnés et, dans les années 1950, certains d’entre eux ont été même exécutés. C’est ce violent contraste entre la réalité quotidienne et la propagande officielle, un des aspects les plus caractéristiques de l’époque, que Jiří Pruša fait revivre dans sa curieuse encyclopédie. Voilà comment il explique la genèse de son livre :
« Au début ce n’était qu’une plaisanterie. Je me suis aperçu que les aspects et la langue du socialisme réel étaient en train de disparaître. Il s’est avéré, lors d’une discussion avec des jeunes gens, qu’ils ne savaient pas ce que c’était la ‘výjezdní doložka’ (permis de voyager) ou le ‘ devizový příslib’ (allocation de devises), etc. Je me suis dit qu’il serait bien de ne pas laisser disparaître tout cela. Au début ce n’était pour moi qu’un hobby. Tout d’abord j’ai écrit quelque 300 à 400 articles encyclopédiques avec lesquels j’amusais ma famille. Puis j’ai commencé à compléter ces informations, à ajouter de nouveaux articles, à chercher sur Internet et quand j’en ai eu 1 000 à 1 200 je les ai publiés sur mon blog, provoquant ainsi une grande discussion. Je ne désirais pas donner à cette discussion un caractère politique, je la voulais surtout objective. »L’auteur a fini par écrire pour son encyclopédie quelque 2 300 articles et s’est associé avec la photographe Dana Kyndrová qui a ajouté à son livre 48 photos jetant un regard très évocateur sur la vie sous le communisme. Cette triste période a paradoxalement fait naître d’innombrables blagues dont beaucoup étaient politiques. Ces blagues circulaient parmi les gens et démontraient que les Tchèques étaient capables de concevoir leur situation avec humour et de se moquer du régime qui leur avait été imposé. Jiří Pruša cherche une explication à cette explosion d’humour populaire :
« Je pense que c’était la conséquence du régime qui avait beaucoup d’aspects absurdes. On disait quelque chose, on pensait quelque chose et on faisait quelque chose, et souvent ces trois activités n’avaient rien à voir les unes avec les autres. Les gens avaient donc probablement besoin d’y réagir de quelque façon. Je pense que l’humour et le sport étaient les seuls domaines où les gens pouvaient simuler une certaine démocratie. La liberté de la parole n’existant pas, ils pouvaient au moins raconter des blagues entre amis et montrer dans l’intimité quelles étaient leurs véritables opinions. C’était un peu comme dans les sports où ils pouvaient supporter l’équipe tchécoslovaque de hockey contre l’équipe soviétique. Je pense donc que c’était dû à l’absurdité et au manque de démocratie. »
Jiří Pruša cite dans son texte 300 blagues de cette riche production humoristique qui semblait inépuisable parce que le régime arbitraire et sa politique donnaient toujours de nouvelles impulsions et de nouveaux thèmes à ce genre de création humoristique. Les gens riaient entre autres de cette caractéristique du socialisme qui faisait ressortir l’absurdité du système : « Sous le socialisme les travailleurs font semblant de travailler, et l’Etat fait semblant de les payer pour cela ». Telle était une des maximes nées de cette créativité populaire et qui faisait rire les gens de cette époque qui aurait été bien triste sans cet humour caché.Pour évoquer la presse officielle de l’époque Jiří Pruša cite dans son livre aussi les titres d’articles du journal Rudé Právo, organe du parti communiste. La langue de bois de ces articles parus dans les années 1950 et 1960 fait sourire mais ils illustrent aussi les aspects sombres du régime totalitaire. En travaillant sur cette encyclopédie l’auteur lui-même a appris beaucoup de choses sur cette période qu’il croyait connaître :
« Je n’ai composé de mémoire que 300 à 400 articles mais dans mon livre il y en a finalement 2 300. Il est donc évident que la signification de beaucoup de ces mots était pour moi peu connue sinon tout-à-fait nouvelle. Je me suis rendu compte pendant ce travail que notre orientation vers l’Union soviétique avait déjà commencé pendant la Deuxième Guerre mondiale tant par l’intermédiaire des hommes politiques du gouvernement en exil à Londres autour du président Edvard Beneš que par les exilés à Moscou regroupé autour du futur président communiste Klement Gottwald. En réalité ces deux groupes s’entendaient à merveille. J’ai réalisé donc que déjà au cours des années 1945, 1946 et 1947, donc avant la victoire communiste de février 1948, ce coup d’Etat avait été préparé et qu’il n’y avait eu personne pour s’y opposer. C’était quelque chose de nouveau pour moi.»Aujourd’hui encore les avis sur cette époque divergent et ne font pas l’unanimité dans la société tchèque. Pour beaucoup c’est la période de la jeunesse, le matin de leur vie, et ils ont tendance à l’idéaliser. Aujourd’hui encore beaucoup de téléspectateurs suivent passionnément et avec grand plaisir sur le petit écran les séries télévisées tendancieuses de cette période. Comme il fallait s’y attendre, Jiří Pruša a provoqué par son livre la désapprobation de ces nostalgiques du socialisme :
« Beaucoup de gens me critiquaient sur mon blog et disaient : ‘Regardez ce qui se passe aujourd’hui. Ce n’est pas mieux, au contraire c’est pire.’ Moi, j’y vois deux types de nostalgie – la nostalgie de la jeunesse ou de la période où nous étions tous plus jeunes au moins de 25 ans. Et aussi la nostalgie de ce sentiment de sécurité que le régime donnait dans une grande mesure aux gens, sentiment qu’ils seraient payés 2 000 couronnes par mois s’ils travaillaient et même s’ils ne travaillaient pas parce que ce n’était pas important. Je crois que cela convenait à beaucoup de gens et que c’est peut-être aussi une des raisons pour lesquelles ils apprécient toujours les feuilletons télévisés de cette époque. »
Deux décennies seulement se sont écoulées depuis la révolution qui a mis fin sans violence au régime communiste en Tchécoslovaquie. En s’éloignant dans le temps, cette période perd son caractère et semble moins mauvaise et plus drôle. La mémoire a tendance à idéaliser le passé, à effacer les mauvais souvenirs et à ne nous faire retenir que les bons. L’Abécédaire du socialisme réel est donc un livre qui vient à temps pour faire resurgir le passé dans sa complexité et rafraîchir notre mémoire.